Entre « modèle anglo-saxon » des communautés et « modèle républicain » : deux conceptions de l’antiracisme ?

— Par Amar Bellal(*) —.
C’est un fait, déplorable sans doute : la lutte contre le ­racisme est traversée par de profondes divisions. Elle rassemble de multiples acteurs qui ont su mener des luttes communes pendant des années, allant du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap) à la Ligue des droits de l’homme (LDH), et même des ­fédérations d’associations plus récentes, comme le Conseil représentatif des associations noires (Cran). Depuis quelques années s’y est ajouté un mouvement qui prétend lutter contre le racisme mais qui déconcerte une bonne partie des acteurs « historiques » de ce combat. Il se caractérise par une forte affirmation – voire ce qu’on peut appeler une assignation – d’une identité de Noir, de musulman, et par le recours à des néologismes largement utilisés comme « racisé » ou « islamophobie » et à des expressions clés, relayées par le Parti des indigènes de la République (PIR) en tête, comme « racisme d’État », « racisme républicain », qui relèvent d’une laïcité perçue avant tout comme un instrument de discrimination.

Le discours de ce mouvement ­déconcerte jusqu’à celles et ceux qu’il prétend défendre. En effet, nombreux sont ceux qui, pointés comme « racisés », contestent sa grille d’analyse. Notons que, en réponse, ils se voient souvent qualifiés de traîtres, soupçonnés de complaisance vis-à-vis du racisme, et même d’en avoir intériorisé le discours et les codes par une sorte de syndrome de Stockholm. Difficile de qualifier de racistes anti-Arabes ou anti-Noirs des personnes se prénommant Mohamed ou Amadou. Alors on dit qu’ils sont islamophobes, qu’ils font le jeu des Blancs, qu’ils renient leurs origines. Au fond, l’existence même de ces points de vue ­divergents, et qui fait désordre, ­invalide la prétention du mouvement à parler au nom de l’ensemble de ces mêmes « racisés », d’où cette violence verbale.

Non, il y a des Fatou et des Amadou qui ne considèrent pas pertinent ni efficace d’ancrer la lutte contre le racisme dans des notions telles que « racisme d’État » ou les catégorisations systématiques Noirs-Blancs, d’invoquer la mémoire de l’esclavage pour tout expliquer, de même qu’il y a des Samia et des Ahmed qui ne considèrent pas que l’islamophobie soit un concept pertinent pour lutter contre le racisme anti-Arabes, par exemple. Ils connaissent l’histoire coloniale, la réalité de l’esclavage comme crime contre l’humanité, ils subissent le racisme, mais restent plus proches de la vision des acteurs « historiques », qu’ils jugent plus universelle, moins enfermante et plus compatible avec les outils collectifs que se donne la République pour lutter contre ce fléau. Ces outils sont les principes de laïcité – protection et garantie de la neutralité de l’État –, le service public que l’on veut présent partout sur le territoire et s’adressant à tout le monde, atout pour l’égalité, les valeurs de 1789 des droits de l’homme, et aussi, pour une grande partie de la gauche, une culture marxiste qui privilégie une logique de classe. À travers cette opposition, deux modèles de société s’affrontent. D’un côté, le modèle anglo-saxon, où les communautés sont reconnues, où l’identité liée aux origines ou à une croyance prend le pas sur tout le reste, ce qui contribue d’ailleurs à la division du monde du travail avec une lecture ethnique qui sature le débat public : l’exemple des États-Unis est le plus emblématique. De l’autre, le modèle républicain, où les communautés ne sont pas reconnues, où l’égalitarisme entre tous les ­citoyens reste la règle, même s’il faut reconnaître que ce modèle est largement battu en brèche par la casse des services publics, notamment celui de l’éducation. Mais il est encore debout, et il sert encore de repère, même perverti par ceux qui s’en réclament, de Valls à Fillon, en passant par Le Pen.

On comprend dès lors que les médias anglo-saxons, lorsque des polémiques éclatent dans notre pays débordant nos frontières, prennent régulièrement le parti des milieux religieux français, demandeurs d’un changement de législation face à une laïcité qu’ils jugent écrasante. Le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) s’est fait d’ailleurs une spécialité de traîner l’État français devant les instances de l’ONU afin de le faire condamner pour pratiques discriminatoires vis-à-vis des musulmans. Bien sûr, du côté de la religion chrétienne, l’équivalent existe aussi. Mais, concernant les chrétiens, bien que les mouvements intégristes soient toujours actifs, les limites sont bien établies après des décennies de luttes anticléricales très dures menées surtout par la gauche (début du siècle dernier) pour gagner une pleine neutralité de l’État à l’égard du pouvoir religieux, fort à l’époque. Pour le dire vite, les deux camps se connaissent très bien, et la ligne de front s’est stabilisée, largement en faveur du camp laïque.

Ce n’est pas le cas pour les musulmans. En effet, face à des retards bien réels, comme le manque de lieux de culte par exemple, problème dont il faut sérieusement s’occuper pour garantir la pratique de millions de fidèles dans des conditions dignes, émerge une tentative de la part de certains de surfer sur la désespérance de beaucoup de jeunes victimes du racisme et d’injustice pour les instrumentaliser en leur désignant le modèle républicain et ses institutions comme responsables, et ainsi les amener à mettre en cause la laïcité à la française. La démarche s’inscrit dans un agenda politique plus large, ce dont ne se cache pas une personnalité comme Tariq Ramadan, régulièrement invité à discourir en France… et très proche des Frères musulmans, tête de pont de l’islamisme dans le monde. Entendons-nous bien, l’objectif, pour ces derniers, n’est pas tant d’imposer la charia en France, car c’est impossible, mais plutôt de faire reconnaître des droits spécifiques, avec une place accrue de la religion dans le débat politique et un encouragement à l’enfermement identitaire, ce qui est de nature à faire éclater notre modèle républicain. Et les milieux intégristes catholiques, avec leurs réseaux, peuvent y trouver des convergences dans leurs revendications, en dépit de leur discours contre l’islam.

Voilà des manifestations d’extrême droite qui n’ont rien à voir avec les millions de musulmans et de chrétiens qui veulent vivre leur foi en paix et dans le respect du cadre républicain, des manifestations qu’il convient donc de combattre. La gauche, et le PCF en particulier, par son passé anticolonialiste et les nombreuses batailles menées contre le racisme en France et à l’international, a une légitimité et un grand rôle à jouer dans ce combat.
« la france en commun »

Dans son projet « La France en commun », le PCF prône une « République laïque » afin de « combattre la division ou la stigmatisation sur la base de convictions religieuses et (…) un renforcement de la lutte contre les propos et les actes anti-musulmans ».

(*)Amar Bellal, membre du conseil national du PCF.

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