En réponse à la lettre d’Alex Lollia aux intellectuels de la Guadeloupe

 —Par Frantz SUCCAB, Chroniqueur indépendant- Auteur dramatique —

oreiles_boucheesCher Alex Lollia

J’entends bien votre appel, quoique vous disiez ne pas entendre notre voix, ni la mienne ni celle de plus d’un qui n’ont de cesse de « l’ouvrir ». Ils l’ouvrent sur le sort fait à notre pays et notre peuple. Ils ne se contentent pas de dénoncer les injustices –du moins celles dont ils ont connaissance en l’état de l’information telle qu’elle est en Guadeloupe –. Ils tentent surtout de faire comprendre au plus grand nombre les enjeux réels de la lutte émancipatrice. Ils préconisent maintes et maintes pistes dont l’une, et non des moindres, est d’unir les énergies sociales, politiques et culturelles qui sont susceptibles de l’être pour fonder une bonne raison politique : un nouvel espace public pour une autre Guadeloupe. Une Guadeloupe qui s’appartienne.

« On ne vous entend pas », clamez-vous, « Vous êtes muets ». « On » qui ? Vous ou l’opinion publique ? Je crois que vous nous entendez et que vous nous lisez. Vous faites certainement et constamment écho à nos voix, même par la critique. Force serait donc d’admettre, à vous en croire, que votre voix aussi, même unie aux nôtres « en un bouquet de cris », ne parvient pas « à briser le tympan de nos frère endormis ». À moins de croire que le silence supposé de tous est le contraste nécessaire pour faire ressortir votre unique voix dans des circonstances bien opportunes pour vous. Que dès lors, vous seriez ce Héros (Héraut) qui aurait décidé tous les autres intellectuels à oser parler enfin. Mais je ne peux croire à des intentions si présomptueuses. J’inclinerais plutôt à penser que le jeu solitaire peut rendre sourd.

Si l’on veut parler de silence des intellectuels dans l’espace public, n’est-il pas plus pertinent de distinguer pour commencer le silence réel du sentiment de silence ? Si l’on compte le nombre d’experts, de spécialistes, de consultants sociologues, psychologues, philosophes et j’en passe, invités régulièrement sur les médias au moindre pet de travers de la Guadeloupe, il s’agit d’un silence très loquace. Il contribue au fonctionnement et à la bonne conscience de la sphère médiatique, dont les magazines épisodiques et les quelques heures par jour de journaux ne parviennent pas à cacher combien elle informe mal.

Eh bien, disons-le franchement ! Le sentiment de silence que beaucoup, y compris vous-même, éprouvent c’est celui d’une parole dont on sait qu’elle existe, mais qu’on voudrait entendre davantage. Une qui, au fil du temps, a vu s’amenuiser la presse de combat ou alternative et, néanmoins, utilise sans attendre d’y être invitée presse en ligne et réseaux sociaux pour atteindre le plus grand nombre, avec les limites que l’on sait.  Le silence n’est pas de mise et l’honneur est encore sauf. Quand au suicide, vous en conviendrez, ce n’est pas un projet de vie.

S’il faut parler de silence, au-delà de certaines bouches, il s’agit bien de celui du plus grand nombre. Pour le briser, en effet, il y a tout à faire. Dans la bataille de la connaissance, l’enjeu des médias est décisif pour l’enrichissement de la vie politique du pays, et tout  projet guadeloupéen d’émancipation. Tous les échelons de la société, les entreprises, les salariés et les usagers des médias devraient y faire face comme un seul homme. Il s’agit bien là d’une utopie, j’en conviens, mais d’une utopie démocratique : le but étant tout d’abord de libérer la presse, les médias et l’audiovisuel des logiques financières et du diktat de l’audimat afin de leur permettre de remplir leur rôle au service du pluralisme de l’information et de la culture. Ainsi, il y aurait des voix qui se feraient entendre davantage parce qu’il y aurait une société plus conductible pour toutes les idées.

Pour autant, cher Alex Lollia, je comprends et respecte profondément… sa ou vlé. Simplement, il m’a semblé utile, avant d’en arriver au cœur même de votre appel, de le dévêtir des quelques apprêts superflus de l’injonction. Nous savons tous les deux qu’il est des choses qui ne se commandent pas.

Ainsi, à la Maison Départementale un cadre remettrait ouvertement en cause l’abolition de l’esclavage et envisagerait dans le même esprit de mettre de l’ordre (de quel ordre ?) dans la Fonction Publique Hospitalière. C’est scandaleux, oui. La famille Huygues-Despointes este en justice, s’estimant diffamée dans un tract syndical où il est écrit qu’elle   « a bâti toute sa fortune sur la traite négrière, l’économie de plantation et l’esclavage du salariat. », cela relèverait davantage de la controverse historique que de la diffamation.

L’histoire d’un peuple, si lourde et si tragique, est traitée par-dessus la jambe, comme souvent, ou bien sert encore d’instance de légitimation ou de dé-légitimation des protagonistes sociaux d’aujourd’hui. Je ne suis évidemment pas d’accord qu’elle justifie le racisme. Dans le cas Despointes, c’est moins une « race » qui est fustigée en tant que telle qu’un fait historique à démontrer. Dire cela ne me soulage pas d’un problème ni ne me donne bonne conscience. Le racisme colonial, singulièrement la « négrophobie », ne commence ou ne finit ni à la Maison de l’Enfance ni à Milenis. C’est une très veille maladie qui n’en finit pas de nous pourrir la vie.

Concernant l’esclavage ou ce qu’il en reste dans l’épaisseur des mentalités, ma parole et mon action sont connues par ceux qui le veulent bien,  toujours du côté des miens, les victimes et les combattants. En même temps, c’est aussi au nom de tous les miens que j’appellerais –si j’en avais le pouvoir- les salariés qui sont en butte à la discrimination  raciale et la pwofitasyon à faire preuve de courage, de discernement et d’intelligence collectifs. Trois qualités inséparables, qui devraient participer solidairement à la construction d’un sens pour tout progrès social et politique.

Dans les deux cas, celui de la Maison de l’Enfance (si les témoins de ces infâmes propos ont porté plainte) et celui de Milénis, il appartient aux tribunaux de juger en conscience et en droit, et aux protagonistes de faire valoir leurs arguments sans surenchère inutile. Concernant l’histoire du peuple et du pays, de même que la situation actuelle du pays et les perspectives de lutte anticolonialiste, un de nos pires ennemis est l’ignorance entretenue, et souvent acceptée. Gageons que ces épreuves seront l’occasion pour l’ensemble des salariés, des Guadeloupéens en général, d’entreprendre réellement, individuellement et ensemble, la bataille de la Connaissance ! Mieux connaître permet de mieux tracer le chemin pour une Autre Guadeloupe.

Pointe-à-Pitre le 25 novembre 2013

Frantz SUCCAB

Chroniqueur indépendant- Auteur dramatique