En France, le blasphème n’existe plus

En France, le blasphème n’existe plus
La Une du Charlie Hebdo du 19 Septembre 2012 fait couler beaucoup d'encre. Ce dessin provocant, en pleine période de protestations dans le monde arabe contre un film anti-islam, divise l'opinion entre les farouches défenseurs de la liberté d'expression et ceux qui trouvent cette provocation inappropriée.

Par HUBERT LESAFFRE Docteur en droit public et conseiller parlementaire.


   Non, contrairement à ce qu’envisagent certains éditorialistes, les exactions qui ont suivi la diffusion d’un pamphlet contre Mahomet sur Internet ne sauraient en aucun cas commander l’ouverture d’un débat sur les limites de la liberté d’expression.

Indépendamment de la médiocrité des images et des propos en cause dont les quelques minutes encore accessibles sur Internet montrent combien l’on est loin de la Vie de Brian des Monty Python, il faut bien mesurer une chose : non seulement il n’existe plus de délit de blasphème en France depuis 1791 puis 1881, mais encore, dans une république laïque, il n’existe tout simplement pas de blasphème.

La liberté d’expression ne saurait donc être limitée par la liberté de croyance. La seule limite en ce domaine est le respect de l’ordre public, qui prohibe l’incitation à la haine, la discrimination, ou encore l’incitation à la violence à l’égard non pas d’une religion, mais des personnes qui la pratiquent. La nuance peut paraître subtile mais elle est fondamentale, c’est le citoyen que protège la république, pas sa croyance.

Or, il faut bien mesurer que cette conception est loin d’être partagée par tous. L’Organisation de la conférence islamique (OCI) est le fer de lance du combat qui vise à faire condamner au sein des instances onusiennes l’utilisation de la liberté d’expression à des fins qu’elle juge blasphématoires. A chacune des réunions de ses ministres des Affaires étrangères, la Conférence adopte ainsi systématiquement depuis le précédent des caricatures de Mahomet deux résolutions, l’une intitulée «Lutte contre l’islamophobie et l’élimination de la haine et des préjugés à l’égard de l’islam», l’autre «Lutte contre la diffamation des religions».

Ainsi, le 25 mai 2009, condamnait-elle «dans les termes les plus énergiques tous les actes blasphématoires à l’encontre des principes, symboles, valeurs sacrées et personnages islamiques, notamment la publication des caricatures injurieuses du prophète ainsi que toutes les remarques désobligeantes sur l’islam et les personnalités sacrées et la diffusion d’un documentaire diffamatoire sur le Coran et la reprise par d’autres médias, sous le prétexte de la liberté d’expression et d’opinion».

Cette offensive est même parfois couronnée de succès, puisque l’OCI est parvenue à faire voter le 26 mars 2007 au sein du Conseil des droits de l’homme, contre évidemment les positions françaises, une résolution sur la «lutte contre la diffamation des religions»qui peut être regardée comme une remise en cause directe de la laïcité et un appel à la condamnation du blasphème. Ainsi peut-on y lire que la liberté d’expression doit s’exercer dans «le respect des religions et des convictions».

Face à cette offensive, dont nul ne doute qu’elle va redoubler de vigueur après la diffusion de ce «navet», il nous appartient de défendre avec la plus grande vigilance les valeurs qui fondent nos démocraties. Il ne faut à cet égard jamais perdre de vue, comme le rappelle avec constance la Cour européenne des droits de l’homme, que la liberté d’expression est consubstantielle à la démocratie et vaut pour les «idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent».

Aussi, ne serait-ce qu’envisager ouvrir un débat avec l’idée que l’on pourrait transiger avec nos valeurs est-il déjà une victoire des obscurantistes sur l’esprit des Lumières. Lorsque, après les attentats du 11 septembre, ont fleuri les législations antiterroristes dans tout l’Occident, l’Angleterre avait adopté un dispositif permettant de placer en détention illimitée tout étranger simplement soupçonné de terrorisme. Saisie de cette loi, la Cour suprême, et plus particulièrement lord Hoffman, avait affirmé avec force que «la réelle menace pour la Nation […] ne venait pas du terrorisme mais de ce genre de lois» qui constituait «l’exacte conséquence de ce à quoi peut aboutir le terrorisme». Et il concluait en se demandant si le «Parlement pouvait concéder une telle victoire au terrorisme» (Secretary of State for the Home Department, 16 décembre 2004).

Nous sommes là dans la même configuration. Nos Nations ne sont pas mises en danger par les réactions des extrémistes en tant que telles. Mais elles le deviendraient si nous-mêmes venions à douter de nos propres principes fondateurs, parmi lesquels figure la liberté d’expression, fut-elle du plus mauvais goût.

18 septembre 2012 à 19:08 Libé +