« EIA » : les noces blanches du théâtre et du slam

— par Roland Sabra —

Les metteurs en scène Eric Delor et josé Exélis nous proposaient le 31/03/10 à L’Atrium une version revisitée, plus épurée de « EIA » crée en juin 2009 à l’occasion de l’anniversaire d’Aimé Césaire. L’originalité de la démarche consiste à essayer une alliance entre le théâtre et le slam. Le slam, dont on a pu entendre une belle prestation il y a peu à l’Atrium avec « Grand corps malade » relève à l’origine de la joute oratoire. La rythmique du poème procède par assonances, allitérations, onomatopées et répétitions consonantiques. Les champs lexicaux mêlent avec plus ou moins de bonheur les registres du familier et du soutenu, de l’argot et de la préciosité, le verlan et les anglicismes. Du point de vue argumentatif dominent l’apostrophe et l’impératif, modes d’expression d’une violence dénonciatrice des injustices sociales. La forme semble en parfaite adéquation avec la dénonciation du colonialisme, du racisme, de l’esclavage, de l’oppression, de la société de consommation etc., ces thématiques lancinantes et récurrentes que tout artiste antillais se doit d’arpenter s’il veut se faire un chemin.

Que l’œuvre de Césaire contienne ces éléments nul n’en disconviendra, mais fort heureusement elle ne se limite pas à cela, et c’est toute l’ambiguïté du spectacle que l’on retrouve dans cette problématique. Que faire du passé? S’y accrocher désespérément et ne voir dans le présent que ce qui s’y rapporte? Le voir comme un des éléments constitutifs, mais un élément seulement d’une identité en perpétuel devenir? Ces deux options antithétiques sont assez bien figurées sur scène par le slam d’un coté et le théâtre de l’autre. La violence de la dénonciation d’un passé qui perdure d’un côté et l’espérance nuancée d’un devenir à construire sous la forme d’une question : que faisons-nous de ce qu’on a fait de nous, de l’autre.

On ne peut que se demander où se positionnent les metteurs en scènes? Quel est leur point de vue? Quel est le fil directeur autour duquel va s’enrouler le spectacle? On pressent bien que que pour eux la question identitaire est une question, incontournable certes mais une question parmi d’autres. Il y a là dans le refus de l’ enfermement victimaire et dans le rappel à une responsabilité d’acteur de son destin, une continuité dans le travail de José Exélis. Et c’est Ruddy Sylaire, truculent, facétieux, empruntant au registre du clown parfois, prodigieux comme il sait l’être par moment, qui est chargé de ce registre. La seule difficulté c’est qu’il plaide cette cause sans trop y croire, avec une ironie distanciée qui atténue, voire dévalorise son propos. On avait déjà remarqué que dans une première version de « Comme deux frères » dans le rôle de Grégoire, à la fin de scène 4, scène nodale, il pouvait passer juste à côté d’un texte. Du coup le spectacle se déséquilibre et bascule sur le versant de la diatribe. Une partie du sens est perdue.

L’opposition entre le discours des slameurs et celui qui aurait d’être celui des comédiens n’est pas aussi tranchée que cela paraisse. Si les textes de Papa Slam et de Black Kalagan, dont nul ne peut douter, du moins à l’entendre, qu’il a, pardonner l’expression, des couilles, se rangent sans équivoque dans la catégorie de la dénonciation sans nuance, c’est le moins que l’on puisse dire, les textes de slam de Fabrice Théodose font preuve d’un questionnement qui pouvait faire pont-levis entre discours victimaire et appel à la responsabilité. S’il assume pleinement sa négritude, il n’en fait pas pour autant l’alpha et l’oméga de toute chose. Et ce n’est peut-être pas par hasard, si volontairement ou intuitivement, il quitte l’espace de proclamation qu’est devenue la scène pour terminer son texte parmi le public. Changement de perspective dont on aurait apprécié qu’il soit pris en compte avec plus de force et d’énergie.

Amel Aïdoudi soutient avec fermeté et réussite son rôle face à Ruddy Sylaire et leur duos sont  les seuls moments de vrai théâtre. La mise en scène a gagné en sobriété, les lumières sont discrètes et plutôt réussies, de belles images apparaissent en fond de scène. Toutefois on regrettera le dispositif frontal de la salle à l’italienne qui résiste aux quelques tentatives de subversion mises en oeuvre pendant la « performance ». On aurait souhaité un espace de création en cercle ou en demi-cercle tout au moins, plus approprié à la déclamation et plus ancré dans les arts caribéens, puisqu’il est question d’identité…

Fort-de-France le 1er avril 2010

Eïa : Expérience Irritante Antipwofitasyon

Théâtre et slam fusion.

Mise en scène : José Exélis et Éric Delor et la collaboration de Sous le Ground Slam.
Avec Béatrice Alcindor, Black Kalagan, Amel Aïdoudi, Simone, Lagrand, Michelle Mauvois, Papa Slam, Ruddy Sylaire, Fabrice Théodose.