Dies irae dies illa

— Par Michel Herland —

Pour Haïti, coordonné par Suzanne Dracius, Desnel, 2010, 378 p., 21,80 €.

 

 

 

–__-

 

Décidément, le XXIème siècle a bien mal commencé : d’abord le 11 septembre 2001 et maintenant le 12 janvier 2010. Stupeur en 2001, car qui aurait cru que les forces du mal pourraient ainsi frapper au cœur la puissante Amérique. Commotion en 2010, parce que ce n’était vraiment pas admissible qu’un tel désastre allât toucher, entre tous les pays de la planète, celui qui avait déjà souffert tant de maux et qui était peut-être le plus vulnérable.

 

 

Depuis toujours, la Martinique entretient des liens particulièrement étroits avec la partie occidentale d’une île qui s’est d’abord nommée Hispaniola, mais qui est bientôt devenue française, avant de prendre son indépendance, avec le fracas que l’on sait, dès 1804. Les contacts entre les Martiniquais et les universités, les écrivains, les artistes haïtiens sont permanents et il faut compter aussi avec les innombrables relations personnelles dues à la présence, en Martinique-même, de nombreux Haïtiens. Il n’était donc pas vraiment fortuit qu’un éditeur martiniquais, Desnel – dont les productions commencent à être connues bien au-delà de sa petite île – soit à l’origine d’une entreprise qui conjugue l’amour de la littérature et l’indispensable solidarité avec les frères haïtiens plongés dans le malheur. Les bénéfices tirés de la vente de l’ouvrage (dont les contributeurs sont évidemment tous bénévoles) seront versés à l’association Bibliothèques Sans Frontières (BSF) qui les utilisera pour la préservation du patrimoine écrit d’Haïti, très fragilisé à la suite du séisme et des destructions.

 

 

Quelques cent-trente écrivains et (surtout) poètes ont apporté leur pierre à l’œuvre collective, certains un gros bloc de plusieurs pages et d’autres un simple caillou (1). Tous les textes exprimant sous une forme ou sous une autre la même sidération face à la catastrophe haïtienne, on pourrait craindre la répétition, donc l’ennui, et acquérir le livre comme on fait une bonne action, sans se préoccuper de la marchandise reçue en échange. Les amis des lettres – encore nombreux, dieu merci, et pas seulement en Martinique – en jugeront vite autrement. Il suffit de feuilleter le livre pour se convaincre que, contrairement à une idée largement reçue, on peut faire de la (bonne) littérature avec de bons sentiments, du moment que le talent et la sincérité sont réunis. Certes, le lecteur n’apprendra rien dans ce livre qu’il ne sache déjà. Il n’a pas sous les yeux un reportage sur le séisme ou un essai sur la tragédie du peuple haïtien. Il est plutôt en face d’un kaléidoscope, chaque auteur montrant l’évènement sous un éclairage différent, sous une couleur nouvelle. La forme compte plus que tout, en littérature, mais elle n’est pas dissociable du fond. Chaque contributeur apporte son style propre en même temps qu’une manière particulière d’aborder le drame haïtien.

 

 

Il y par exemple celui qui évoque le souvenir de la capitale haïtienne avant le séisme : « À Port-au-Prince les poètes sont légions / ils lancent dans la ville / des ailes de papillons / des avions de papier / des lettres d’amour / des colibris bleus / Et des cris de prophètes » (Ernest Pépin, p. 79). Mais il serait vain de cacher que l’air de la ville véhiculait aussi des effluves peu ragoutantes, « les moiteurs recuites / les parfums recrus même-pareil les nuits de veille / les suints d’huile rance et de guildive / l’odeur du café-cirise » (Monchoachi, p. 325). Et certains auteurs vont même jusqu’à penser que le drame du 12 janvier n’a pas radicalement modifiée une situation qui était déjà celle de la catastrophe permanente : « Rien de neuf / pas même les charniers / les miséreux mourant de faim et de justice / calmant de glaise les spasmes / de leur ventre » (Georges Meckler, p. 348).

 

 

Face à ce nouveau coup du sort, un sentiment d’injustice domine : « Sur l’échelle de Richter / de la pauvreté / ce sont toujours / les mêmes terres / qui tremblent » (Azadée Nichapour, p. 343). Injustice qui engendre une envie de se révolter contre les responsables, quels qu’ils soient : « Haïti qui dit ‘merde et bande de chiens enragés’ aux divinités supérieures, fainéantes, cancres et incapables d’enfermer pour ne fût-ce que vingt-quatre mille ans, dans nos cages à bestioles et autres coléoptères, les forces maléfiques de cette nature morte… » (Fiston Mwanza, p. 102).

 

 

« Une interminable nocturne des jours s’est abattue sur Haïti » (Gabriel Okoundji, p. 92). Partout des cadavres, « les corps sont là, couchés, inertes sur la route / au centre d’un fracas de fers enchevêtré » (Édith Piotrowski, p. 153), « la terre n’a plus de nom / elle n’a plus que des morts / et des pères / qui cherchent leurs fils / au sein gercé des montagnes » (Cécile Oumhani, p. 262). Un enfant, à peine tiré des décombres, « se livre au pillage au milieu des appels étouffés / et du vomissement des morts » (Rosa Alice Branco, p. 117).

 

 

Car les survivants ne sont guère mieux lotis que ceux qui ne sont plus : « Toi mon frère / à qui personne n’a tendu la main / à qui on a tout pris / tu n’as même plus un mur / pour t’adosser et pleurer ta misère. » (Maria Desmée, p. 155).

 

 

Heureusement la solidarité existe : « Aux cœurs du monde entier bat / du cœur de la Caraïbe l’apocalyptique émoi » (Suzanne Dracius, p.77). Et quoique, pour la plupart, notre contribution doive rester modeste, puisque « nous sommes si loin / dans le Bas-Peu de Choses de l’entraide » (Bruno Doucey, p. 70), l’essentiel est de garder le cap, celui de l’espérance : « L’avenir te suffit Haïti / pour rapiécer tes ailes de malfini / abreuver tes couis d’or à la source des femmes » (Daniel Maximin, p. 362).

 

 

Car il faudra revenir au jour

 

À la beauté des arbres

 

À la douceur du feutre

 

Au pays profond

 

Aux sentiers balayés des vents

 

(Frédéric Ohlen, p. 201).

 

 

Michel Herland, Fort-de-France, 23 avril 2010.

 

 

(1) La préface de Suzanne Dracius est suivie d’un long entretien avec René Depestre.