Delta Airlines : les vraies raisons de l’échec

— par Jean Crusol —
delta_airlines

C’est la faute à l’euro…

Delta Airlines va interrompre les dessertes qu’elle assurait, depuis décembre 2006, entre Atlanta et les Antilles Françaises. Selon les explications données par la Présidente de Comité Martiniquais du Tourisme et par le Vice Président du Conseil Régional, voici la raison : « quand nous avons commencé cette opération en décembre 2006, le taux de change entre le dollar Us et l’euro était très attractifs. Depuis, le dollar a beaucoup baissé. Nos tarifs hôteliers désormais trop élevés pour la clientèle américaine. Delta a donc décidé de partir. Ce n’est pas de notre faute, et nous n’y pouvons rien ». C’est la faute à l’euro! Un peu court comme explication…et bien loin de la vérité.

Voyons d’abord ce que vaut cette explication. En décembre 2006, un euro valait 1,321 dollars Us, en février 2008, il vaut 1,474 dollars Us. Cela signifie qu’une chambre à 200 euros la nuit qui valait 264,2 dollars en décembre 2006, vaut 294,8 dollars en 2008. Soit une différence de 30,6 dollars ou 11% d’augmentation 15 mois. Une telle différence pourrait avoir une influence si la clientèle touristique américaine attirée par notre destination était de bas de gamme. Mais les touristes américains qui s’intéressent aux îles françaises, -îles réputées chères aux Etats-Unis, voire « snob » en ce qui concerne la Martinique- n’appartiennent pas à cette catégorie. C’est une clientèle à revenu relativement élevé1. Pour cette clientèle, 30 dollars, c’est le pourboire qu’on laisse normalement après un bon repas à trois ou quatre. L’explication par le taux de change est donc difficile à avaler. D’autant que ce qui intéresse Delta, ce n’est pas le remplissage des hôtels, elle n’en a pas, mais celui de ses avions. La clientèle qu’elle transporte peut tout aussi bien venir aux Antilles pour faire une croisière ou louer un bateau de plaisance et aller dans les Grenadines !

La mutualisation, solution de simple bon sens…

En fait, les raisons de cet échec tiennent au montage de l’opération. Au moment où il se vantait d’avoir obtenu une desserte de la compagnie Delta Airlines entre Fort-de-France et Atlanta, le président de la Région-Martinique ne nous avait pas tout dit. Il ne nous avait pas dit, par exemple, que ce n’était pas la Martinique, mais le Comité du Tourisme de la Guadeloupe qui avait initiée les contacts avec Delta. Ayant constaté le grand intérêt de la compagnie pour une nouvelle desserte Atlanta–Pointe-à-Pitre -Delta était alors dans une situation financière difficile et cherchait à renforcer ses dessertes internationales face à l’agressivité des compagnies « low-cost » sur le marché intérieur- les Guadeloupéens se sont rapprochés de la Martinique, pour lui proposer une mutualisation de l’opération. En faisant des vols triangulaires Atlanta-Pointe-à-Pitre-Fort-de-France, avec une alternance dans l’ordre des touchés, on faisait d’une pierre trois coups:

1) on se mettait en meilleur position pour négocier une prise de risque plus réduite avec la compagnie,

2) on mutualisait la prise de risque, -c’est-à-dire que pour un même vol, les deux régions partageraient la prise de risque- et surtout,

3) on accroissait le taux de remplissage des avions, seule préoccupation de la compagnie.

C’est du simple bon sens !

A leur grande déception, les guadeloupéens se sont heurtés au refus des Martiniquais : « nous sommes assez grands pour négocier seuls avec Delta». Martiniquais et Guadeloupéens ont donc négocié séparément avec la compagnie. Résultat des courses, les Guadeloupéens ont obtenu un vol hebdomadaire Atlanta-Pointe-à-Pitre avec une prise de risque de 200 000 $. Les Martiniquais qui ont négocié « comme des grands », ont obtenu un vol hebdomadaire, Atlanta-Fort-de-France, avec une prise de risque de 500 000 !

Pour la coopération régionale

Comme il fallait s’y attendre, depuis décembre 2006, les dessertes individualisées pour chaque île n’ont pu être assurées qu’avec des taux remplissage assez faibles : entre 40 et 45% en moyenne. Faute d’une clientèle suffisante, elles ont été interrompues à plusieurs reprises, et pour des périodes de plusieurs mois. Et les périodes où les taux de remplissage ont été les plus élevés sont juillet-août, périodes où les Antillais prennent leurs vacances! On comprend, dans ces conditions, que Delta n’y ait pas trouvé son compte.

Il n’est pas nécessaire d’être grand économiste pour comprendre que seule la mutualisation de l’opération lui aurait donné des chances de réussir. En effectuant des vols triangulaires Atlanta-Pointe-à-Pitre-Fort-de-France-Atlanta, les avions auraient cumulé les taux de remplissage des vols individuels, et peut-être réussi à les doubler. La prise de risque aurait pu être négociée à des niveaux plus faibles. Et le taux de remplissage étant plus élevé, elle n’aurait pas eu à être mise en œuvre. D’ailleurs ce n’est pas seulement le transport aérien qu’il aurait fallu mutualiser, et ce n’est pas seulement au niveau des Antilles Françaises qu’il aurait fallu développer la coopération. D’une part, on aurait pu aussi mutualiser la promotion des destinations Antilles Françaises et organiser en commun la commercialisation, en utilisant, notamment l’internet, de manière à dépendre beaucoup moins des tours opérateurs. L’un des problèmes principaux en matière de commercialisation touristique c’est bien celui-là. D’autre part, on aurait pu étendre la coopération en matière de transport aériens en invitant des îles étrangères voisines à participer. Dominique, Saint-Vincent…sont des destinations qui n’ont pas d’infrastructures aéroportuaires de niveau international, et qui auraient pu tirer profit d’une telle coopération, tout en enrichissant l’opération, de leur diversité.

Il est toujours plus facile de se gargariser de discours sur la coopération régionale et le développement touristique que de réaliser des opérations réelles et concrètes dans ce domaine. Mais le plus préoccupant dans cette affaire, c’est que devant leur propre échec, des responsables politiques se contentent de nous déclarer « nous n’y pouvons rien » ou qu’« il faudrait que Air France nous organise des vols partant de Charles-De-Gaulle avant midi » !

Nous dirons, dans un prochain article, ce qui nous semble possible dans ce domaine.

http://www.jeancrusol.com

1 Dans les hôtels de Guadeloupe, j’ai personnellement rencontré et bavardé avec nombre de ces touristes américains -chefs d’entreprise, cadres supérieurs de grandes sociétés, professions libérales, parfois retraités-amoureux de la « french touch ».