De l’essence à la violence.

—Par Jacky Dahomay —

penseur

Beaucoup de tapage, ces jours-ci en Guadeloupe, concernant le prix de l’essence ! Il est sans doute légitime de se battre contre la vie chère et de se concentrer sur le prix de l’essence. Cela dit, attention tout de même à ce que pour nous, Antillais, l’essence ne précède l’existence.

En parodiant cette expression célèbre de Sartre, nous voulons rappeler ce que déclaraient Edouard Glissant et d’autres intellectuels antillais, lors des événements de 2009, sur « les biens de haute nécessité ». Nous avons la nette impression que, depuis quelques temps, c’est la hiérarchie même des biens qui se trouve bouleversée sinon mise tête en bas. Quand nous parlons d’ « existence », nous faisons référence à l’existence collective. Celle-ci, comme toute réalité humaine, ne peut avoir une essence définitive, une substance établie une fois pour toutes. Voilà pourquoi Sartre disait que, pour l’homme, « l’existence précède l’essence ». Il n’existe donc ni une « guadeloupéanité » ni une « martinicalité » essentielles ou substantielles, définies une fois pour toutes et pouvant guider notre action, comme pourrait le supposer un nationalisme simpliste.

Cela dit, l’absence de nature humaine éternelle et immuable n’interdit pas de penser qu’il existe des conditions fortes sans lesquelles les hommes ne peuvent réaliser leur humanité. Dans toute société humaine, la culture tente d’élaborer une transcendance symbolique permettant à l’homme de mieux assurer son être-au-monde. C’est cette dimension transcendantale qui aujourd’hui est totalement bouleversée, délitée et ne nous permet même plus d’assumer nos postures ou équilibres bigidi traditionnels. Prenons garde qu’un jour nous ne trébuchions sans pouvoir nous relever. C’est parce que cela affecte particulièrement nos pays qu’il y a une montée grave de la violence. Certes, celle-ci peut s’expliquer par la croissance du chômage, source de désespérance, mais ce ne peut être la seule cause.

Le président Jacques Gillot a eu raison de déclarer récemment sur les ondes que le problème de la violence ne peut être réduit à un simple problème social ni à une dimension essentiellement juridique et policière. Il est « sociétal » a-t-il déclaré et cela concerne donc nous tous. Mais quel est ce problème « sociétal » ? La réponse est difficile mais sans celle-ci nous ne pouvons avancer. Nous proposons comme hypothèse qu’elle réside en une crise de l’autorité qui traverse toute notre société. Nous ne confondons autorité ni avec autoritarisme ni avec pouvoir. En ce sens nous nous rapprochons de la problématique d’Hannah Arendt. Ce qu’ont dévoilé les enquêtes que nous avons menées dans le cadre du Projet guadeloupéen de société, c’est l’insistance d’une plainte exprimant le fait que les jeunes ne croient plus en rien, qu’ils ne respectent aucune tradition ni les parents ni les maîtres à l’école. C’est comme si, en réalité, notre société avait perdu toute verticalité, toute dimension transcendantale et symbolique pouvant donner sens à un monde commun. Certes, nous existons en commun, dans ces territoires délimités que sont nos pays, mais c’est comme si l’essence ou plutôt le sens de cet être en commun demeurait problématique.

Le problème cependant est que les enfants n’ont pas demandé à venir au monde. C’est donc qu’il y a une crise de l’éducation. La crise de l’éducation affirmait Hannah Arendt est une crise de la transmission, un déficit d’autorité. Certes, il existe un Etat et des collectivités locales qui nous gouvernent, des règles de droit, une justice et il existe encore des parents et des enseignants. Il y a donc du pouvoir mais nous souffrons d’un déficit d’autorité dans la société comme si les pouvoirs existants avaient du mal à s’articuler à une autorité réelle ce qui est d’autant plus important que nos sociétés, comme on le sait ont un problème avec la loi. Celle-ci est toujours ce avec quoi il faut ruser.

Or, comme l’a montré Robert Gori dans son dernier livre, La fabrique des imposteurs, « La loi n’est plus garantie par l’Etat qui lui préfère la champ normatif, l’ensemble des normes (par exemple européennes) (…) prescrit des lois de telle façon qu’elles ne détiennent leur force que de la norme » ; « L’affaiblissement de la fonction de la loi au profit des normes est une vraie menace sur la citoyenneté comme sur la subjectivité ». Nous pouvons en déduire que la tâche des Tribunaux administratifs est rude car ils ne doivent pas seulement dire la loi ou la faire appliquer, ils doivent aussi d’une manière ou d’une autre réaffirmer son autorité face à l’Etat qui a perdu son sens. Qu’un ministre ose affirmer que le principe de responsabilité qui est garanti par la loi pourrait être limité par un principe de réalité qui lui n’est nullement défini par la loi, c’est un signe révélateur. Car quel est ce principe de réalité sinon une articulation aux normes du marché ? De même, comme ce sont les normes du marché du travail qui prévalent sur les loi ou les conventions collectives, les luttes syndicales se complexifient car elles doivent faire valoir aussi l’autorité de la loi contre la pression des normes car comme le dit Gori, l’autorité qui décrète la loi et l’autorité qui édicte une norme n’ont pas la même origine ce qui est grave car il y a une évolution constante qui conduit les normes à englober les lois en permettant de les modifier sans débat politique.

Mais en quoi consiste donc ce mal qui dans nos pays ne cesse de s’aggraver ? En ce que malgré ces existences politiques, administratives et juridiques institutionnalisées, la violence ne cesse de croître. Mais notre angoisse aussi, même si celle-ci se cache derrière une obsession sécuritaire qu’alimentent les médias quotidiennement et qui n’est qu’une fuite en avant. Notre angoisse consiste en ceci : c’est qu’au fond nous savons bien que ce sont nous, les adultes, qui somme responsables de la montée de la violence quoique cela soit difficile à admettre. Dans un pays où la consommation est un bien premier, où la politique a du mal à se dégager de la défense d’intérêts particuliers, où les parents ne savent plus où donner de la tête, où la majorité des enseignants est plus préoccupée des questions de carrière que de finalité de l’école, où des intérêts économiques immédiats priment sur la défense de biens premiers comme celle de l’environnement et celle de la santé, où l’Etat demeure dans une certaine extériorité par rapport à la société et se confond aussi avec la défense d’intérêts privés et où au fond domine la logique instrumentale du « chacun pour soi », comment voulez-vous, dans de telles conditions, que les jeunes (toujours branchés par ailleurs sur on ne sait quels appareils électroniques) s’y retrouvent ? Ils sont, dans cette sorte de surdité spéculaire, comme notre miroir, celui de la propre violence qui nous habite. Telle est notre responsabilité collective. Dur à admettre, cela est vrai ! Que faire alors ?

Ne faut-il pas changer de statut, comme l’affirment certains ? Aussi sérieuse que puisse être cette position alternative, nous ne pouvons en être satisfaits. D’une part, nous ne croyons pas que des changements institutionnels entraînent ipso facto des changements sociétaux. D’autre part, un changement de pouvoir ne signifie pas forcément une modification de la problématique même du pouvoir, dans ce par exemple qu’elle peut comporter de violence. Enfin, des pays indépendants depuis longtemps sont tout aussi confrontés à la violence comme c’est le cas du Venezuela, pays réputé le plus violent d’Amérique-Latine, même quand Chavez était au pouvoir.

Il nous semble –et c’est la piste que nous essayons de creuser- que l’essor de la violence est dû à des modifications anthropologiques de nos sociétés. Pour revenir à Hannah Arendt, elle affirmait ceci : il y a crise de l’autorité car les adultes refusent d’assumer le monde dans lequel ils ont mis les enfants. Mais qu’est-ce qu’ « assumer le monde » ? Le monde ce n’est pas ce qu’on pourrait appeler en termes chrétiens l’ensemble de la création et pour nous la totalité de ce qui existe, la nature par exemple. Le monde serait plutôt un ensemble de rapports, rapports des hommes entre eux, rapport des hommes avec la nature. Le mot rapport renvoie au langage. Le langage n’est pas qu’un outil, c’est le lieu d’habitation des hommes. C’est en poète que l’homme habite sur cette terre disait le poète Hölderlin. Et notre puissance technoscientifique ne devrait pas nous le faire oublier. Le monde est un ensemble de significations, c’est donc avant tout une dimension symbolique qui définit originairement tous les rapports humains. L’homme n’est pas dans le monde comme le fromage sous une cloche à fromage. Il faudrait plutôt dire qu’il est au monde. Cette dimension symbolique est ce qui fait qu’il peut se rapporter au passé, l’assumer et se projeter positivement dans le futur, et ces rapports temporels définissent sa responsabilité. Le problème est que la crise du symbolique que nous vivons altère notre responsabilité. Le système dominant au plan mondial et que nous nommons le néolibéralisme a produit des mutations importantes dans la subjectivité pour mieux asseoir sa domination biopolitique sans qu’on puisse ramener cela à une sorte de centre qui déciderait de tout, ce qui rend difficile pour l’instant toute opposition politique efficace à son encontre. Cette mutation est plus importante peut-être chez les jeunes avec l’évolution du système éducatif actuel lourd de dangers que nous n’avons pas su dénoncer, préoccupés que nous sommes par nos intérêts immédiats. Ce qui caractérise la subjectivité dominante actuelle, c’est une sorte de narcissisme quasi infantile et un enfermement dans le présent. L’instant est notre mode d’existence familier. Et l’on sait tout ce que cela peut comporter de perversion polymorphe. Dans une telle situation, les adultes, infantilisés en quelque sorte, ne peuvent assumer correctement la tâche de transmission. Ils ne peuvent pas non plus se sentir responsables des générations futures. Ils ne pensent qu’en termes d’intérêts immédiats et sont indifférents au principe de précaution qui nous commande de penser aux effets à long terme de notre agir, manifestant ainsi une grave indifférence quant aux générations futures. Dans une telle problématique, la domination néolibérale (laquelle s’appuie sur des progrès technoscientifiques vertigineux qui, même positifs parfois, menacent la vie sous toutes ses formes) peut poursuivre tranquillement sa course, les intérêts économiques immédiats primant sur tout le reste. En réalité, c’est le monde lui-même qui est menacé et non pas au sens d’une explosion possible d’une bombe atomique. Le monde est menacé car nous assistons à une entreprise de « démondéanisation » du monde, de dé-symbolisation, de déshumanisation, et si on ne peut penser les hommes sans le monde, pour la première fois nous pouvons imaginer des hommes existant sur terre mais sans le monde. Des hommes sans mondes, avec des cultures obsolescentes mais non remplacées par une nouvelle et vraie culture, des hommes sans mondes mais avec tout de même un langage comme défilé de signifiants sans signification et où l’argent ne circule plus selon le vieux schéma aristotélicien AMA mais selon une nouvelle formule AHA. Le monde est menacé d’une implosion intérieure en une sorte de sauvagerie, de violence qui se banalise.

Ce mal affecte nos pays d’autant plus qu’il a su s’incruster dans des aspects de nos cultures créoles que nous avons eu l’occasion d’analyser dans un autre de nos textes, Nos responsabilités face à ces monstres chimiques de nos pays devenus. Nous assistons donc chez nous à des modifications anthropologiques importantes qui affectent les familles, les enfants, les politiques, les enseignants, bref, l’ensemble de la société. Voilà pourquoi nous pensons que la première chose à faire est de penser en urgence cette situation, celle d’une société qui n’a aucun projet fondamental et où l’existence collective elle-même a du mal à penser son sens. C’est là, selon l’hypothèse que nous avançons, que résiderait une violence fondamentale qui taraude nos pays. Comment s’en sortir ?

Malheureusement nous ne disposons pas encore de stratégie claire à ce sujet car elle doit être le fruit d’un débat et de pratiques collectives mais une chose est sûre : ce serait une grave erreur de croire que l’on pourrait revenir à des temps anciens idéalisés. L’histoire –du moins nous semble-t-il- ne fait jamais marche arrière. Les stratégies politiques habituelles s’épuisent car elles ne prennent pas en compte la dimension nouvelle de la domination capitaliste néolibérale qui est biopolitique et s’enferment dans des logiques de pouvoir devenues obsolètes. Le lien habituel que nous faisons, sans doute sous l’influence du marxisme, entre le social et le pouvoir politique se fragilise. Nous ne comprenons pas qu’il faut penser d’autres formes de lutte dans des domaines qui relève de la biopolitique, élaborer ensemble de nouveaux dispositifs permettant de réintroduire des valeurs dans nos pratiques. Même les syndicats et les groupes politiques les plus radicaux sous-estiment l’importance du combat que nous menons contre les pratiques culturales nocives qui font de nos pays les premiers consommateurs de pesticides de France, ce qui est du pain béni pour les producteurs de ces produits. Bref, nous sommes face à des problèmes d’une redoutable complexité et le problème de la violence chez nous ne pourra pas être résolu sans un investissement collectif de l’ensemble des acteurs de la société civile visant à une sorte « re-transcendantalisation » de nos existences collectives avec des normes ayant autorité et ouvrant sur la refondation d’un monde commun. La société civile, en ces temps obscurs, nous semble le lieu privilégié où cette refondation serait possible. Il s’agirait, en somme, en mettant en commun nos paroles et nos actes, de faire rebondir la vie de la chose ou de la cause publique. Tel est ce qui nous reste d’espoir.

Jacky Dahomay