Danse en Martinique – Aperçus sur la Biennale 2014

Mon cœur est un château : holà !

Fred-BendonguePar Selim Lander. On n’est pas toujours maître de son emploi du temps. Nous prenons cette biennale en marche, presque à la fin, avec une création de la compagnie Fred Bendongué, du chorégraphe et danseur du même nom. Nous ne le connaissions pas : ce fut une très agréable surprise. Il danse avec un autre garçon, Farid Azzout et une danseuse, Sandra de Jesus : un noir, un « arabe » et une blanche. Ce choix n’est pas innocent puisque la banlieue est au centre de l’histoire, ou plutôt des histoires qui nous sont contées : Venissieux, Les Minguettes… C’est de la danse, n’est-ce pas, et malgré les paroles d’Abd Al Malik qui résonnent de temps à autre, chacun est libre de laisser vagabonder son esprit. De toute façon, l’essentiel n’est pas là. De la triade « sensation- sentiment-connaissance », chère à Pierre Leroux (1797-1871) – que les Français tiennent pour l’inventeur du mot « socialisme » -, Bendongué nous balade du côté des sensations et des sentiments. La connaissance, ce que nous pouvons interpréter avec des mots, toute cette verbalisation (qu’il ne faut cependant pas mépriser – après tout, c’est elle et elle seule qui nous distingue de nos frères et sœurs les bêtes) n’a pas vraiment sa place ici.

C’est d’ailleurs au seul moment où le maître de cérémonie veut absolument faire appel à notre intellection qu’il échoue lamentablement. Car n’est-ce pas échouer que de sombrer dans le ridicule ? Ou du moins une trop grande complaisance aux envies supposées du public de Fort-de-France ? Bon, d’accord, il y avait sans doute des césairolâtres dans la salle, pour lesquels le moment dont nous devons parler fut l’occasion d’une communion intense avec leur idole (et en plus cela se passait dans l’ex « grande salle » de l’Atrium désormais baptisée « Aimé Césaire » !) Quoi qu’il en soit… Il faut commencer par expliquer que le rideau de fond de scène représentait un bâtiment comme on en voit tant dans les cités, agrémenté par des street-artists. Sur le mur aveugle du bâtiment (dessiné en perspective), deux images : en bas celle d’un assemblage de cristaux de roche, peints avec des couleurs vives ; plus haut, dans un coin du bâtiment, la face d’Aimé Césaire, bien sûr, en grisaille. Bien que ce portrait géant ne soit pas en permanence très visible (conspicuous dirait les anglophones), il est néanmoins toujours sous les yeux des spectateurs. Au moment dont nous parlons, il est le seul élément du décor qui soit éclairé, en dehors de la danseuse, alors seule en scène, qui se dirige vers l’icône en tendant son bras droit. Comme si la lumière (divine), la grâce (sanctifiante) ou le salut (éternel) – que sais-je encore ? – allaient jaillir de la figure benoite du poète lunetté !

Mon cœur est un château

Mon cœur est un château

Arrêtons-nous là car il serait particulièrement injuste de consacrer cette chronique à un moment – superflu certes – du moins aux yeux de ce critique – mais qui n’est en aucune façon caractéristique d’un spectacle (à cette exception près) réussi de bout en bout. Bendongué est en enfant des banlieues métropolitaines, de Vénissieux exactement, et il exprime avec un bonheur singulier toute la complexité de son environnement : l’ostracisme,  l’enfermement qui en résulte et la désespérance souvent, mais aussi  la musique, la danse et l’amour toujours prêts à apporter la joie à ceux qui savent la saisir.

La pièce commence de manière un peu convenue : Assis chacun sur une chaise les trois interprètes empêtrés dans on ne sait quelles entraves. On dit « convenu » parce que la danse contemporaine abuse de ces tableaux qui peuvent évoquer aussi bien l’enfermement en général, l’esclavage, un peuple primitif, voire la soupe primordiale source de tout le monde vivant. Le tableau suivant reste dans la même inspiration mais les danseurs sont maintenant au sol. Et là, on commence à être pris parce que le chorégraphe nous propose des images, c’est-à-dire des mouvements, des positions bien à lui, même s’ils traduisent des influences multiples, au demeurant revendiquées : hip-hop, capoeïra, rumba congolaise…

A l’opposé de cette première partie qui exprime pour l’essentiel les pesanteurs de l’existence dans les cités, la deuxième est pleine d’entrain, voire exubérante, souvent drôle. La course, la marche se joignent à la danse, avec parfois des pas de deux sur une ritournelle, une valse amoureuse. La fantaisie, l’invention sont toujours présentes, les tableaux s’enchaînent rapidement. Le spectateur ne peut rien faire d’autre que se laisser porter jusqu’à la fin d’un spectacle qui arrive plus tôt qu’on ne voudrait.

La bande son y est pour une bonne part. Les paroles d’Abd Al Malik, loin d’être omniprésentes, ne sont que des moments parmi d’autres musiques extrêmement variées, depuis l’électro la plus inventive jusqu’aux standards de la danse de salon. Quant aux interprètes, Bendongué mène le trio sans faille et ses deux danseurs démontrent la coordination et la virtuosité qui conviennent, avec néanmoins quelques instants de faiblesse repérables chez F. Azzout : fatigue passagère ?

Au CMAC de Martinique le 14 mai et à l’Artchipel de Guadeloupe le 16 mai.

La biennale s’est poursuivie deux jours plus tard dans la salle Frantz-Fanon, la « petite salle » de l’Atrium, où ont été présentées deux autres pièces pour trois danseurs mais, cette fois, unisexes : trois garçons dans Tu ne dis rien moi non plus de Jean-Hugues Mirédin, puis trois filles dans Kalunga de et avec Agnès Dru.

Tu ne dis rien moi non plus : happening revival

Tu ne dis rien moi non plus

Tu ne dis rien moi non plus

Les programmateurs ont dû s’interroger avant d’inviter J.-H. Mirédin à présenter sa dernière création qui tient davantage de la performance que de la danse stricto sensu et qui contient par ailleurs quelques passages propres à choquer le jeune (et parfois moins jeune) public. Il s’agit, nous dit-on (voir le programme) de nous faire pénétrer dans l’intimité masculine, de mettre à bas le mythe du sexe fort. L’objectif est atteint, à cet égard : le message passe 5 sur 5. L’homme est narcissique, a facilement des tendances homosexuelles, il est au demeurant guidé avant tout par son sexe et, privé d’un objet acceptable, trouve un exutoire (décevant) dans l’onanisme. Tout cela n’est sans doute pas faux – même si ce n’est, à l’évidence, qu’une partie de la vérité. Maintenant, la manière dont ce sujet est traité peut faire débat. De la danse – comme on l’a déjà laissé entendre – il y en a fort peu. Certes les trois garçons se déplacent, s’agrippent, se portent, se laissent tomber mais avec une telle rusticité qu’il est difficile de les prendre pour des danseurs (et l’on ne parle pas ici de danseurs en chaussons !). Cette manière brute peut séduire, on peut y voir une adéquation avec le propos. Personnellement, nous nous sommes ennuyé : trop de gestes approximatifs, trop de temps morts, de silences. Mais les amateurs d’un certain « Art contemporain » qui joue autant sur la vacuité que sur la provocation auront sans doute davantage apprécié.

 

Kalunga : patchwork énigmatique

Kalunga

Kalunga

« Kalunga » est un terme à la polysémie complexe qui participe autant de certaines langues du Congo que du portugais du Brésil (« calunga »). Le programme nous en propose une interprétation : « traversée des corps, au-delà des mers, là où la mort et la vie conversent à la même table ». Avouons tout de suite qu’il nous a paru difficile de reconnaître dans la série de tableaux qui se sont succédé sans lien apparent entre eux quelque chose d’aussi mystérieux que ce lieu d’au-delà des mers. A part Agnès Dru, la distribution a changé par rapport au programme initial du festival, ce qui explique peut-être l’impression d’inaboutissement que donne la pièce. Le spectateur est réduit à guetter les moments où quelque chose se noue entre les danseuses. A. Dru démontre une très bonne technique dans les deux solos qui encadrent la pièce, et particulièrement au début dans un travail au sol. Aminata Sanou, venue du Burkina-Fasso, compense quelques approximations par son étonnante présence. Quant à Maud Bouchât elle apporte une note de blondeur qui contraste agréablement avec celles plus sombres des deux autres interprètes.

Au CMAC de Martinique le 16 mai.