Cynthia Fleury : « Le travail doit faire lien avec l’émancipation et non pas avec la survie »

cynthia_fleuryCynthia Fleury
Les irremplaçables
Collection Blanche, Gallimard
Parution : 03-09-2015
Nous ne sommes pas remplaçables. L’État de droit n’est rien sans l’irremplaçabilité des individus. L’individu, si décrié, s’est souvent vu défini comme le responsable de l’atomisation de la chose publique, comme le contempteur des valeurs et des principes de l’État de droit. Pourtant, la démocratie n’est rien sans le maintien des sujets libres, rien sans l’engagement des individus, sans leur détermination à protéger sa durabilité. Ce n’est pas la normalisation – ni les individus piégés par elle – qui protège la démocratie. La protéger, en avoir déjà le désir et l’exigence, suppose que la notion d’individuation – et non d’individualisme – soit réinvestie par les individus. «Avoir le souci de l’État de droit, comme l’on a le souci de soi», est un enjeu tout aussi philosophique que politique. Dans un monde social où la passion pour le pouvoir prévaut comme s’il était l’autre nom du Réel, le défi d’une consolidation démocratique nous invite à dépasser la religion continuée qu’il demeure.
Après Les pathologies de la démocratie et La fin du courage, Cynthia Fleury poursuit sa réflexion sur l’irremplaçabilité de l’individu dans la régulation démocratique. Au croisement de la psychanalyse et de la philosophie politique, Les irremplaçables est un texte remarquable et plus que jamais nécessaire pour nous aider à penser les dysfonctionnements de la psyché individuelle et collective.

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— Entretien réalisé par Pierre Chaillan —

La question du sujet politique pour transformer le monde et les rapports de forces semble rester posée. En publiant « les Irremplaçables » Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, membre du Comité consultatif national d’éthique apporte sa réponse en tant qu’intellectuelle engagée : la formation citoyenne. Elle annonce la création d’une chaire de philosophie au sein de l’hôpital public.

Dans cette période où l’individu est synonyme d’individualisme, vous proposez dans les Irremplaçables (1) de le remettre au cœur de l’histoire politique. Comment parvenez-vous à dépasser cette apparente contradiction ?

CYNTHIA FLEURY J’aborde en effet la relation indéfectible entre l’individu et l’État de droit. Nombreux partagent le même diagnostic : l’État de droit tel que nous le connaissons depuis ces dernières décennies, avec la crise de l’État providence, met en danger les sujets que nous sommes. Dans le monde du travail, nous assistons à une précarisation des métiers, des statuts et partout à une dérégulation de la finance. Ces impératifs de performance et de rentabilité nous donnent le sentiment que nous sommes remplaçables, mis à disposition, soumis à l’obligation de flexibilité, comme l’est une marchandise ou un robot. Nous sommes d’ailleurs, dans des secteurs tertiaires jusque-là moins exposés, de plus en plus remplacés par les machines. De nombreux ouvrages et études ont mis en lumière ce phénomène de déshumanisation. Dans mon livre, je ne fais pas seulement ce diagnostic. J’en souligne aussi l’envers, qui n’a pas été assez étudié. L’État de droit croit qu’il peut détruire les individus-sujets sans que cela ne soit impactant pour lui-même. Seulement, dans ce phénomène de désingularisation, ce n’est pas seulement l’individu-sujet qui disparaît, c’est l’État de droit lui-même qui court à sa perte. Pourquoi ? Parce que le seul qui se soucie de l’État de droit jusqu’à nouvel ordre, c’est un sujet émancipé. Si vous détruisez le sujet, vous en faites ce que Christopher Lasch (2) a appelé le « moi minimal » pour définir les individus détruits dans les camps de concentration nazis. Le sujet se retrouve avec un « moi » totalement érodé, incapable de « faire lien », pris au piège de l’ultraconcurrence. Dès lors il n’a plus ni la capacité, ni la volonté, ni même le désir de la fraternité et de la solidarité. Il survit. Les sociétés de survie ne sont pas des sociétés de solidarité malgré ce que l’on croit. Les individus, rongés par le découragement, ne croient plus dans l’État de droit, ils n’attendent plus rien de lui, et se tournent insensiblement vers des régimes de repli, xénophobes, populistes. L’État de droit se nourrit directement du souci de l’État de droit, et ce souci, seul l’individu-sujet peut le ressentir.

C’est là que vous mettez en avant le concept d’individuation en opposition à l’individualisme ?

CYNTHIA FLEURY Le concept d’individuation a une vieille histoire, avec des interprétations assez différentes chez Jung, Durkheim ou encore Simondon. Dans mon texte, j’ai cherché à montrer comment il était structurant de la pérennité de l’État de droit dans la mesure où ce dernier n’est rien sans la revitalisation, la création des individus. En revanche, il faut s’entendre sur ce qu’est un individu. Ce n’est pas le fruit d’un individualisme mais de l’individuation. Il s’agit d’un processus d’émancipation pour faire lien avec les autres. C’est une assise pour être au monde. L’irremplaçabilité, c’est tout simplement la tentative de l’engagement et de la responsabilité. Je cherchais une notion plus endogène. En parlant de responsabilité, on peut avoir l’impression que c’est une charge qui nous tombe dessus. L’irremplaçabilité, c’est plus existentiel. C’est la charge que l’on accepte de prendre. On décide alors d’être au monde et on décide de se lier avec les autres. C’est l’individuation qui nous protège chaque jour dans notre vie. Être irremplaçable, ce n’est pas nier la poussière métaphysique que nous sommes. Nous sommes poussière. Nous retournerons poussière. Mais entre les deux il y a la transmission, la question parentale – qu’offrons-nous à nos enfants pour qu’ils s’individuent dignement ? –, ou encore la question de faire œuvre, de faire Cité, autrement dit construire et créer. Et cela n’est pas poussière.

Vous en appelez à redécouvrir le « connais-toi toi-même » (gnothi seauton) selon trois grands principes issus de la sagesse antique. Quels sont-ils ? Et en quoi nous aident-ils ?

CYNTHIA FLEURY Je vais les énumérer rapidement : imaginatio vera, pretium doloris et vis comica. Je les ai délibérément présentés en latin, comme pour échapper à la novlangue contemporaine. Le latin, comme dernier espace de liberté pour penser et dire. L’imaginatio vera, c’est littéralement l’imagination vraie, celle qui donne accès au Réel, et non celle avec laquelle on fuit dans les méandres fantasmatiques. Personne n’a l’exclusivité de la définition du Réel. Le théâtre social qui nous est imposé, selon nos cultures et nos traditions, n’est pas le Réel. C’est à nous d’inventer le Réel. Pretium doloris, c’est le prix de la douleur ; autrement dit, que sommes-nous prêts à risquer, à payer pour penser et agir selon nos principes ? Enfin, la vis comica, ou force comique, car l’individu est manquant par excellence. « Connais-toi toi-même », c’est d’abord comprendre que l’individu n’est pas monde, qu’il est limité, insuffisant. Ensuite, la vis comica, c’est cette capacité de décentrement du sujet, de mettre à nu la réalité sociale et ses semblants, de résister au pouvoir, non parla violence, mais par la déconstruction symbolique.

Depuis la fin du XXe siècle, la question du sujet politique ou historique pour transformer le monde et les rapports de forces semble rester sans réponse. C’est là que vous remettez l’individu au cœur comme sujet « individuel » mais aussi « collectif »  ?

CYNTHIA FLEURY Bien évidemment, l’individuation permet de construire un récit commun. C’est comment notre singularité, ce qu’il y a de plus intime, notre talent, notre créativité, nous le mettons au service de ce récit commun. Dans nos vies, chaque jour, nous donnons une part de nous-mêmes et nous n’avons pas le sentiment d’être en dénégation de notre sujet, mais au contraire d’être en continuité.

Il y a un travail de transmission dans cet ouvrage que vous appelez « livre de moitié de vie », même si vous restez en retrait dans cette évocation personnelle ?

CYNTHIA FLEURY Je n’utilise que très rarement le « je » dans mes livres. Et lorsque je l’emploie, c’est en guise de palier commun, d’outil méthodologique. Ce « je » m’est si peu personnel qu’il est commun à tous : c’est l’expérience symbolique de la moitié de vie…

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(1) Les Irremplaçables. Éditions Gallimard, 224 pages, 16,90 euros.
(2) Intellectuel critique américain, historien et sociologue, décédé en 1994. Il a notamment publié la Culture du narcissisme (1979) et le Moi assiégé (1984), dont les traductions ont été publiées par les éditions Climats en 2000 et 2008.
Pour une démocratie revitalisée. La question de la démocratie et de l’individu est au cœur de ses travaux de philosophie politique. En 2005, Cynthia Fleury a publié les Pathologies de la démocratie et, en 2010, la Fin du courage (Fayard). En 2015, l’ouvrage les Irremplaçables (Gallimard) signe son souci de revitaliser un « État de droit » moderne. Depuis treize ans, elle tient une « chronique philo » hebdomadaire dans l’Humanité (voir page 15). Professeur à l’American University of Paris et psychanalyste, elle siège au Comité consultatif national d’éthique depuis 2013.