Contre le salaire au mérite dans l’enseignement.

— Par Jean-Yves Mas —

evaluation_merite« Je sais que je suis minoritaire et je ne crois pas être un crétin obscurantiste, mais je pense (et c’est difficile de l’entendre et de le dire pour un enseignant) qu’il faut participer de la résistance à l’évaluation de ce qui n’est pas évaluable (…) L’évaluation individualisée des performances est une ineptie, mais on préfère s’en tenir à des méthodes objectives qui ne fonctionne nullement comme une reconnaissance mais comme une menace »

Christophe Dejours.

Dans le discours actuellement dominant sur l’éducation, il existe une proposition récurrente selon laquelle l’évaluation des établissements scolaires et de leurs agents permettrait d’améliorer l’efficacité de l’ensemble du système éducatif. En effet pour F.Dubet et M. Duru-Bellat il faudrait «  passer d’un système de gestion par les normes …à un système prenant au sérieux les capacités d’inventivité des établissements  en se polarisant sur les effets de leurs pratiques , bref à une gestion par les résultats » 1.Ce qui implique donc d’évaluer les établissements, mais aussi leurs agents, car même si cette dernière mesure n’est pas suggérée telle quelle, elle semble tout de même implicite lorsque les auteurs estiment que «  les établissement devraient être audités régulièrement par des équipes formées d’inspecteurs, de professionnels, de chercheurs et d’usagers (élus, parents). L’ensemble des acteurs du collège devraient participer à ces audits permettant de construire une véritable politique du collège à partir de ces pratiques et de ces moyens. On peut imaginer que chaque audit aboutisse à un contrat liant l’établissement, le recteur et le conseil général, qui faut-il le rappeler, participe au financement des établissements »2.

Dans le même registre P.Joutard et C.Thélot font de l’évaluation et de l’innovation le « nerf de la guerre »3. Dans cet ouvrage de nombreuses pages sont consacrées à la nécessité de développer « une culture de l’évaluation » au sein de l’éducation nationale. Ce vaste et ambitieux programme est d’ailleurs à l’œuvre depuis 1994 avec le calcul des IPES4 et le calcul de la Valeur Ajoutée des établissements qui donnent lieu chaque année, dans la presse, à la publication du palmarès des lycées5. Cette évaluation a pour objectif d’informer les agents sur l’efficacité de leurs pratiques pédagogiques afin qu’il réfléchissent , le cas échéant, aux moyens de les perfectionner. Elle doit aussi favoriser l’innovation grâce à une meilleure information sur ses effets : les agent en vertu « d’un effet-miroir », mettraient en place une démarche réflexive grâce à laquelle ils auto-évalueraient leurs pratiques et seraient donc davantage à même de sélectionner et de diffuser les plus pertinentes d’entre-elles. La présentation publique de l’évaluation quant à elle se fait au nom de l’équité puisqu’ ainsi, l’ensemble des usagers ( parents et élèves) peut bénéficier de cette information alors qu’auparavant elle ne bénéficiait qu’à une minorité d’initiés et de privilégiés qui pouvait seule en faire usage. Là aussi la diffusion de l’évaluation doit permettre d’améliorer l’efficacité du système, les usagers mieux informés feront alors pression sur les établissements à valeur ajoutée négative afin que leurs équipes pédagogiques réfléchissent aux moyens de remédier à ces performances médiocres6.

Toutefois le fait que, bien loin d’améliorer l’égalité des usagers devant l’éducation, la publication de ces palmarès risque de renforcer les inégalités entre établissements en favorisant la fuite des bons élèves et en entraînant des effets de polarisation ne semble pas avoir effleuré nos spécialistes de l’éducation. En effet, pour reprendre la typologie des modes d’action d’A.Hirsmann, il y a de fortes chances qu’afin d’échapper à un établissement « mal noté », des parents d’élèves choisissent plutôt une stratégie d’Exit (à savoir la fuite vers un meilleur lycée ou un lycée privé) à une stratégie de Voice ( qui consisterait à faire bouger les choses «  de l’intérieur » ) ou de Loyaltie ( par rejet de la logique concurrentielle, certains parents, notamment enseignants mais pas seulement, décident de respecter la carte scolaire). Les bons élèves, quelles que soient leurs catégories sociales d’origine, pouvant plus facilement que les autres être acceptés dans un meilleur établissement, les lycées « mal notés » voient alors leurs meilleurs élèves leur échapper, ce qui ne peut évidemment que provoquer des « effets de pôles » qui viendront renforcer les inégalités initiales. Le lycée « mal noté » pourra toujours mener des politiques volontaristes afin d’améliorer ses performances, les réputations dans ce domaine étant très difficiles à inverser, il devra de toutes façons garder son public composé des élèves les plus faibles dans toutes les catégories . En revanche, le « bon lycée » lui, verra sa valeur ajoutée progresser automatiquement, puisqu’il attirera les « meilleurs élèves » de chaque catégorie sociale. On voit bien ici que les performances des établissements ne dépendent pas uniquement, loin s’en faut, de la qualité de l’équipe pédagogique. Mais aucun des deux ouvrages cités n’évoque cet effet pervers alors que leurs auteurs font de la réduction des inégalités devant l’école un des buts de l’évaluation. Comme le dit J.Treiner à propos du palmarès des lycées parisiens de l’Express (28/08/03) «  les auteurs de l’étude ne sont donc pas en droit, eu égard aux biais présents dans l’étude statistique et sans avoir quantifié l’effet de la variabilité des échantillons d’élèves due à la sélection, ou à d’autres causes éventuelles , de tirer les conclusions qu’ils affichent concernant la qualité des équipes pédagogiques donnée pour première responsable de la nature de la population scolaire qu’ils doivent instruire. A vrai dire si l’objection soulevée dans cet article est juste, les propos de Jacques Marseille (auteur du guide les lycées de France, principale source de l’article de l’Express) sont proprement injurieux »7.

Toutefois, C.Thélot et P.Joutard estiment qu’il ne faut pas s’en tenir uniquement à l’évaluation des établissements et souhaitent explicitement développer l’évaluation des personnes, et notamment des chefs d’établissement et des enseignants. Cette évaluation reposerait en partie sur leurs performances individuelles, c-a-d concrètement sur les résultats des élèves. « …La réussite des acteurs, dans cette perspective c’est la réussite, ce sont les progrès, des élèves, dans leur diversité »8. Ces résultats seraient alors mesurés par les progrès des élèves entre le début et la fin de l’année, ce qui permettrait de calculer la valeur ajoutée apportée, cette fois ci par l’enseignant à ses élèves pour ainsi déterminer sa « performance ». Cette plus grande prise en compte des résultats dans l’évaluation des enseignants «  même de façon approximative … est une question difficile qu’il est urgent d’étudier »9, nous assurent les auteurs, mais pour être efficace, elle devra avoir une incidence sur la rémunération et l’avancement des personnels10. Nous sommes bien ici, même si le terme n’apparaît pas tel quel, face à un argumentaire favorable au « salaire au mérite »11.

Le salaire au mérite, ou du moins une plus grande prise en compte de l’évaluation dans la reconnaissance financière et dans le déroulement des carrières des enseignants, doit à la fois favoriser l’efficacité et l’équité du système. En effet dans le secteur privé, les performances économiques d’un salarié déterminent son niveau de rémunération, ce qui est à la fois juste (le salarié est rémunéré en fonction de sa contribution productive, sa productivité marginale ) et efficace puisque que le salaire joue alors un rôle incitatif : le salarié s’il veut que son salaire augmente aura alors intérêt à être le plus productif possible afin d’améliorer ses performances  ; à l’inverse s’il s’avère sous-productif, c’est à dire si sa productivité réelle est inférieure à sa productivité maximale potentielle, il prend le risque d’être sanctionné par une diminution de sa rémunération ou d’être renvoyé. Par contre s’il s’estime sous-payé par rapport aux efforts qu’il fournit ou à la qualité de son travail, rien de l’empêche de postuler sur le marché du travail, à un autre emploi dans lequel son mérite sera davantage reconnu12. Or, cette logique n’a plus cours dans le secteur public, puisque non seulement le fonctionnaire «  efficace » risque de ne pas voir son mérite reconnu, financièrement, à sa juste valeur, mais le salarié « inefficace », lui, ne sera pas sanctionné. Le professeur dynamique et compétent sera payé de la même façon que son collègue incompétent, il se peut donc que le premier se décourage et décide d’adopter une stratégie de retrait. A la limite si l’on reprend les hypothèses de la théorie du «  choix rationnel » selon lesquelles l’individu procède dans toute décision ou action à un calcul de type coûts-avantages , le fonctionnaire rationnel aurait même « intérêt » à réduire son ardeur à la tâche afin de diminuer sa désutilité au travail (fatigue stress), seule façon pour lui de maximiser son utilité puisqu’il ne pourra en aucune façon, par ses efforts, obtenir un quelconque avantage « matériel ». Si l’individu de peut en aucune manière influer sur ses gains ( salaires, primes, chiffre d’affaires) , la seule façon d’augmenter son utilité, sera alors d’essayer de réduire ses coûts13. Les seules perspectives de promotion, en dehors des concours internes, étant déterminée par l’ancienneté, il apparaît presque surprenant (voir irrationnel ) que les « personnels qui s’engagent avec efficacité et compétence soient infiniment plus nombreux (que les « professeurs en difficulté ») »14. Les enseignants ne sont donc pas tous (heureusement) « rationnels et maximisateurs ».

P.Joutard et C.Thélot à aucun moment n’apparaissent comme des partisans du « rational choice » ; ils ne reprennent pas non plus telle quelle une analyse aussi réductrice sur les motivations des enseignants. Mais c’est pourtant bien cette dernière qui nourrit les clichés habituels sur la paresse des fonctionnaires et qui est à l’origine de la critique néo-libérale sur l’inefficacité du service public , inefficacité qu’est çensée résoudre l’introduction d’une « culture du résultat »15. L’argumentation est ici toutefois plus subtile, puisqu’il ne s’agit pas d’introduire des primes « ex-ante » afin d’ inciter les enseignants à s’investir, mais de reconnaître « ex post » les efforts et l’implication de la minorité dynamique afin qu’elle ne se décourage pas. L’efficacité et les performances des personnels n’étant pas égales, il n’est donc pas juste que les rémunérations le soient. La prise en compte de l’évaluation dans la rémunération doit alors favoriser à la fois l’équité mais aussi l’efficacité du système scolaire et la réduction des inégalités. En effet les travaux en sociologie de l’éducation montrent en quoi parfois « le contexte fait la différence »16, car l’école peut contribuer de façon endogène à l’accroissement des inégalitées. Les inégalités scolaires ne seraient alors pas (uniquement) imputables à l’origine sociale des élèves17, mais aux différents contextes de scolarisation. Les inégalités de résultats entre élèves seraient alors imputables à la qualité de l’enseignement reçu, soit parce que le climat studieux et sérieux de l’établissement inciterait l’élève à travailler (effet établissement) , soit parce que l’élève serait scolarisé dans une bonne classe ce qui aurait alors un impact positif sur l’évolution de ses performances ( effet classe ) soit parce qu’il existerait des enseignants « plus efficaces » que d’autres cad qui feraient davantage progresser leurs élèves (effet maître). Voilà pourquoi il serait souhaitable d’ évaluer ces différents effets et de diffuser les résultats de ces évaluations auprès des acteurs pour les inciter à innover, à se mobiliser davantage et à changer leurs pratiques afin d’ être plus performants. Les élèves les plus faibles étant les plus sensibles à « l’effet-maître »18, une école plus efficace serait aussi une école plus juste. Ainsi s’opposer à l’évaluation des établissements et des enseignants ( et au salaire au mérite), comme le font les syndicats, favoriserait de fait le maintien de la situation présente fortement productrice d’inégalités. Les enseignants et leurs syndicats seraient même à la limite complices des ces inégalités, puisqu’ils seraient les grands bénéficiaires du statu quo actuel. Ainsi dans un contexte d’asymétrie de l’information concernant les performance des établissements scolaires, seuls les mieux informés, notamment les enseignants, sont alors capables de tirer leur épingle du jeu, en envoyant leur progéniture dans les meilleurs lycées19. Voilà pourquoi l’évaluation du système éducatif et sa diffusion publique, est présentée par ces auteurs comme un moyen d’améliorer ses performances mais aussi de favoriser l’équité des familles face à l’information sur la qualité des établissements. Les économistes savent bien que la concurrence ne peut être pure et parfaite qu’à condition que l’information le soit aussi. Il existe même parfois une troublante proximité entre le discours « sociologique » sur la réduction des inégalités scolaires et celui du néo-management éducatif20 dont le projet Thélot, même si ces auteurs s’en défendent, est un des avatars21.

Evaluer les performances des enseignants, vaste programme…et qui touche on le sait à bien des aspects du métier. Notre propos ne sera pas ici de critiquer le principe de l’évaluation en éducation22, car après tout s’il existait en pédagogie des « remèdes miracles » permettant de faire progresser tous les élèves, il serait en effet souhaitable que les enseignants les adoptent, mais de souligner les effets pervers qu’engendrerait l’introduction du salaire au mérite dans le système éducatif.

Comme nous l’avons vu ci-dessus, l’ évaluation de l’enseignant reposera en grande partie sur sa valeur ajoutée, mesurée à l’aide de tests standardisés auxquels seront soumis les élèves en début et en fin d’année23. Il faudra que ces tests soient classés « top secret » pour que le maître n’oriente pas son programme délibérément. Il faudra de plus que ces tests changent chaque année. A l’heure où le MEN cherche désespérément à faire des économies, il nous semble que la mise en place de telles procédures risque de s’avérer plutôt coûteuse (et au fait qui surveillera et corrigera ces épreuves ? ). De plus pour que cette évaluation soit juste, il faut que cette valeur ajoutée soit imputable entièrement à l’enseignant, à la limite un enseignant inefficace dont tous les élèves auraient été amenés à prendre des cours particuliers, pourrait se voir attribuer une valeur ajouté assez forte. Il faut donc pouvoir estimer ce qui, dans les inégalités de performance entre élèves, ressort de l’action pédagogique propre au professeurévalué. Les différentes mesures de l’effet-maître proposées par les sociologues s’accordent à lui reconnaître une valeur assez faible ( 10 à 15 % de la variance ). Enfin, il existe une partie de la progression des élèves qui ne peut être que difficilement imputable au maître et qui résulte de l’investissement personnel, du travail et de la bonne volonté de l’élève. Mais nos évaluateurs nous répondront sans doute que la capacité à mobiliser les énergies et à favoriser la motivation des équipes fait justement partie des qualités pédagogiques qui pourraient rentrer dans l’évaluation des maîtres24. Un bon professeur ne sait pas « seulement » transmettre des connaissances, il sait aussi motiver, encourager et mobiliser ses élèves, autrement dit, il est aussi un bon manager25. Dans la réalité même les professeurs les plus charismatiques n’arrivent pas forcément à motiver des classes particulièrement passives. Comme tous les enseignants, malgré leurs nombreuses qualités, ne sont justement pas tous charismatiques et passionnants (c’est bien le problème), il nous semble alors que le premier effet pervers de l’introduction du salaire au mérite sera d’homogénéiser les pratiques pédagogiques dans le sens d’une plus grande intensification du travail et de l’augmentation des exigences envers les élèves. Le risque est grand, en effet, pour qu’à partir du moment où une partie du salaire des professeurs dépende de leurs performances, ils décident justement de ne courir aucun risque en adoptant des pratiques de « management par le stress » et de bachotage en multipliant les contrôles et en ayant recours à des pratiques pédagogiques particulièrement scolaires, voire autoritaires, car ce sont celles qui leur sembleront, à tort ou à raison, les plus efficaces et les moins risquées26. En effet le risque n’est pas un facteur favorable à l’innovation, tous les lecteurs de Schumpeter le savent. Les enseignants hésiteront donc avant d’innover dans leurs pratiques et auront sans doute plutôt intérêt à reprendre des méthodes ou des exercices qui ont déjà fait leurs preuves. Nous ne sommes pas sûr que ce résultat soit celui que souhaitent C.Thélot et P.Joutard qui consacrent de nombreuses pages à l’importance de l’innovation pédagogique considérée comme le « nerf de la guerre » et qui semblent trouver qu’une des raisons de l’inefficacité du système scolaire réside justement dans le maintien de pratiques routinières par un corps enseignants plutôt misonéiste.

Le second effet pervers que nous souhaitons mettre en avant concerne les relations entre enseignants d’un même établissement ou d’une même discipline. Comme dans n’importe quel milieu professionnel, ces relations sont un mélange d’ affinités voire d’amitié mais aussi de rivalités et d’inimitiés. Gageons que l’introduction du salaire au mérite ne fera que renforcer les rivalités et les jalousies latentes et, contribuera à la dégradation de l’ambiance au sein des équipes pédagogiques. L’ infantilisation des adultes n’a en général comme conséquence que de favoriser des comportements infantiles, nos spécialistes en management devraient le savoir. Alors que C.Thélot et P.Joutard insistent sur le rôle de l’innovation et de sa diffusion comme facteur d’efficacité pédagogique, cette mesure aura sans doute comme conséquence, pour reprendre la métaphore économique, de réduire les externalités liées aux micro-innovations pédagogiques27. L’enseignant « innovateur » n’aura alors plus « intérêt » à diffuser celles-ci auprès de ses collègues, soupçonnés d’être des « free-riders » en puissance. Loin de stimuler l’innovation et la coopération, le développement de la concurrence entre enseignants à travers l’introduction du salaire au mérite favorisera les comportements égoïstes et la rétention de l’information28. Nous sommes donc, là encore, à l’opposé des effets recherchés par ceux qui se proposent de « réussir l’école ».

Le fond du problème reste de savoir si tous les enseignants font tout ce qui est en leur pouvoir pour que leurs élèves réussissent . Il serait hypocrite et péremptoire de l’affirmer et tous les membres de l’éducation nationale savent qu’il existe, comme dans n’importe quelle organisation, des différences notoires dans le rapport au travail des enseignants, sans d’ailleurs qu’il existe de lien direct entre ce rapport au travail et l’efficacité de l’enseignant29. Le principe du salaire au mérite repose sur l’hypothèse implicite que les enseignants « incompétents » pourraient facilement améliorer leurs performances mais que s’ils ne le font pas c’est qu’ils n’y ont pas « intérêt ». Or le problème est bien plus complexe que cela car la plupart du temps, les professeurs « inefficaces » sont d’abord des personnes qui souffrent30, et leur « incompétence » qui peut être d’abord relationnelle avant d’être disciplinaire, est souvent due à des problèmes personnels externes qui n’ont que peu à voir avec une stratégie délibérée de freinage. L’introduction d’une sanction financière ou d’un désaveu institutionnel ne ferait alors que les fragiliser davantage31. Ces personnels ont plutôt besoin d’être soutenus et conseillés que sanctionnés. De plus, si les sociologues s’accordent sur la mesure de l’effet-maître (10 à 15 % de la variance des progressions une année donnée)32, les résultats quant à son origine sont parfois contradictoires. Du moins tous les auteurs reconnaissent qu’il n’existe aucune pratique ou technique qui serait efficace indépendamment du contexte et du type d’élèves auquel elle s’adresse. En tous cas ces pratiques ne seraient ni reproductibles, ni transposables telles quelles. Certaines études américaines33 insistent sur « les composantes personnelles, non identifiables » comme déterminant en grande partie l’efficacité des enseignants. Difficile donc d’évaluer et surtout de prendre en compte les performances du maître dans sa rémunération, si l’on est incapable de déterminer clairement l’origine de leur différentiel ou si ces dernières sont imputables à des facteurs « inaliénables » liés à la personnalité de certains professeurs. Le charisme, par exemple est la chose la moins partagée du monde et n’a pas grand chose à voir avec le mérite. L’introduction du salaire au mérite n’aura alors comme effet que d’accentuer les hiérarchies informelles entre enseignants à l’intérieur des établissements, elle valorisera ceux qui sont déjà reconnus et fragilisera davantage ceux qui sont déjà fragilisés.

De plus contrairement à ce que pensent les partisans du néo-management éducatif, il existe bien pour les enseignants, des mécanismes incitatifs et un mode d’évaluation, bien plus efficaces que ceux introduits par une forme quelconque de régulation concurrentielle ou de contrôle hiérarchique externe. Ce contrôle est exercé en fait par le public lui même, à savoir par la classe et les élèves. Si le professeur évalue souvent ses élèves, le professeur est lui évalué en permanence par ses propres élèves. Un cours trop complexe ou trop simple , une question qui reste sans réponse, un devoir confus, des copies en retard ou des corrections insuffisantes, un enseignant expérimenté n’a besoin d’aucune instance d’évaluation externe pour en prendre conscience car ses élèves le lui signalent d’une façon ou d’une autre presque instantanément. Voilà pourquoi ce « contrôle par la scène »34 est sans doute un des plus efficaces mécanismes de régulation qui existe puisqu’il indique à l’enseignant ce qui, dans ses pratiques, doit être proscrit ou prescrit presque instantanément. Il lui signale «  rétroactivement » en temps réel tout dysfonctionnement. Les enseignants ont alors « intérêt » à être efficaces, car c’est bien souvent la reconnaissance de la compétence du maître par l’élève qui permet à celui-ci d’instaurer le mélange d’autorité et de confiance sur lequel repose toute relation pédagogique. La reconnaissance de sa compétence et de sa crédibilité par son public est, pour le professeur, une des conditions nécessaires, mais hélas pas toujours suffisantes (notamment en face d’un « public difficile »), au maintien de l’ordre dans la classe et au déroulement serein du cours.

Les partisans d’une évaluation plus approfondie et du salaire au mérite supposent qu’en fait les mécanismes incitatifs en vigueur dans le système éducatif français seraient insuffisants et ne permettraient pas d’assurer l’efficience du système. L’introduction du salaire au mérite aurait l’avantage de la simplicité puisqu’il permettrait de jouer à la fois un rôle d’incitation et de contrôle. Les analyses issues de l’économie des organisations montrent la pauvreté de ce modèle conventionnel « pour lequel il n’y a pas lieu de distinguer motivation et incitation, l’incitation au gain monétaire synthétisant sans ambiguïtés toutes les motivations des agents »35. Ces analyses mettent au contraire l’accent sur « le caractère social et collectif d’une partie substantielle des motivations des participants, à travers notamment le mécanisme des promotions internes, sur la recherche du prestige36, sur la sensibilité aux pressions du groupe et sur l’intériorisation des règles ». Une transposition rapide de ces analyses aux enseignants montrerait sans doute que ceux-ci, de part leur socialisation scolaire et professionnelle, ont justement très fortement intériorisé des valeurs qui les incitent à accorder pratiques pédagogiques et règles déontologiques. Nous n’entendons pas substituer dans l’analyse du rapport au travail des enseignants, un modèle vertueux fondé sur le dévouement et la vocation à un modèle cynique et utilitariste, ce qui serait tout aussi réducteur, mais montrer que les enseignants n’ont nul besoin d’être soumis à un système de sanction-incitation pour être motivés et performants37. Ils ont besoin d’être payés correctement et reconnu socialement pour travailler de façon sereine et efficace, et n’ont pas à prouver leur dévouement et leur efficacité en permanence pour justifier leur traitement L’éloge de «  la multitude des professeurs qui s’investissent massivement dans leur métier, bien au-delà de leur obligation de service et sans bruit » 38 et dont il faudrait reconnaître le mérite, ne sert qu’à cacher des politiques visant à remettre en cause le service des enseignants et à alourdir leur charge de travail. De plus, les chefs d’établissement, amenés eux-aussi à voir leur rôle s’accroître dans l’évaluation des personnels, posséderont alors un moyen très efficace pour faire pression sur un professeur dont les cours ne seraient pas conformes à l’esprit du programme ou à telle ou telle directive ministérielle. Le salaire au mérite permettra alors de mieux contrôler le travail des enseignants et de remettre en cause leur autonomie professionnelle.

S’opposer au salaire au mérite ne doit pas nous dédouaner d’une réflexion syndicale sur les moyens de pallier certains dysfonctionnements et d’aider les collègues en difficulté , mais nous inciter au contraire à explorer d’autres pistes sur les perspectives de carrière, sur la formation des nouveaux collègues, sur l’ amélioration des ponts entre enseignement secondaire et enseignement supérieur ou sur le rôle de la formation continue qui pourrait devenir obligatoire. L’évaluation des personnels et le salaire au mérite apparaissent ainsi avant tout comme des moyens d’accroître le contrôle hiérarchique sur le travail des enseignants. Leur développement augmenterait sans doute la pression sur les élèves, entraînerait la détérioration du climat au sein des établissements et la culpabilisation des personnels les plus fragiles. Dans les entreprises, l’individualisation des salaire a souvent eu pour effet de fragiliser les collectifs de travail et les solidarités professionnelles. L’ effet risque d’être le même dans les établissements scolaires. Aucun de ces facteurs ne nous semble en mesure d’améliorer les performances du système éducatif à moins de considérer que l’affaiblissement des résistances collectives, au niveau professionnel et syndical, soit un facteur d’efficacité.

1 F.Dubet et M.Duru-Bellat « L’hypocrisie scolaire », p 206, ed. Seuil. 2000

2 P.206 op. cit.

3 P.Joutard et C.Thélot « Réussir l’école » p.238, Seuil 1999.

4 Indicateur de pilotage des établissements du secondaire.

5 La valeur ajoutée d’un établissement est égale à la différence entre le taux « brut » de réussite au bac et le taux attendu (cad compte tenu de l’origine sociale des élèves de l’établissement). Une valeur ajoutée positive signifie donc que les élèves d’un lycée réussissent mieux que la moyenne des lycéens de la même catégorie sociale.

6 C.Laval montre qu’ainsi se constitue un véritable marché de l’éducation sans pour autant que le système soit privatiser. « L’école n’est pas une entreprise ». La Découverte 2002.

7

J Treiner « Faire parler les statistiques : gare aux biais » à propos du palmarès des lycées publié par l’Express le 28 août 03. Document circulant sur le Net, article signalé par P.Le Quéré que nous remercions.

8 Claude Thélot et P.Joutard op cit. p 266.

9 P.260 op. cit.

10  « Si ces notes influent sur le rythme des promotions d’échelon et interviennent dans d’autres actes de gestion, l’évaluation des enseignants souffre de l’absence de critères objectifs, d’une fréquence insuffisante au moins dans le second degré et du fait qu’elle a trop peu de conséquences en termes d’aide aux enseignants et de carrière ». (Fiche n°22 du MEN sur le grand débat)

11 Non seulement le terme n’apparaît jamais sous la plume de P.Joutard et C.Thélot, mais à chaque fois que le thème est abordé, il l’est d’une façon très euphémisé, il est vrai que « pour conduire une telle politique, il faut que le politique et l’administratif fassent preuve de plus de fermeté et de caractère qu’au cours des décennies précédentes :c’est d’une politique courageuse qu’il s’agit ». Les auteurs soulignent à plusieurs reprises que sur ce sujet, une « révolution mentale » est souhaitable.

12 Pour une présentation critique des approches libérales de la formation des salaires sur le marché du travail voir L. Cordonnier «  Pas de pitié pour les gueux » Ed. Raison d’agir Le Seuil 2000.

13 Ce type de stratégie est très bien illustrée par les politiques de down-sizing, des entreprises qui réduisent leurs coûts pour augmenter leurs bénéfices.

14 Claude Thélot et P.Joutaed op.cit. L’éloge de la minorité dynamique, fait partie des stéréo-types usuels de tout ouvrage sur l’état de l’éducation en France. Il permet ainsi de sous-entendre sans le dire que la majorité est plutôt passive.

15 Terme employé à de nombreuses reprises par les membres du gouvernement actuel.

16 Voire ici les travaux de M.Duru-Bellat et de F.Dubet F.Poupeau

17 cf. F.Poupeau «  Une sociologie d’Etat » p.146 Raison d’Agir 2003 et S.Garcia « L’expertise en éducation et la redéfinition du métier enseignant dans les catégories managériales de l’action pédagogique ». ( in « Les cadres de la connaissance » F.Farugia dir Paris L’Harmattan 2000).« Ce discours qui vise à réhabiliter l’action pédagogique contre les déterminismes sociaux a pour effet de n’expliquer l’échec scolaire que par des causes scolaires. La mise en cause globalisante des pratiques pédagogiques participe ainsi à la construction du discours officiel qui rend les enseignants responsables des maux que supporte le système éducatif : violences, abandons d’études ou autres formes de déscolarisation. »

18 M .Duru-Bellat «  Les inégalités sociales à l’école » Ed PUF 2002 p 126.

19 F.Dubet affirme dans « Pourquoi changer l’école ? » : « Je dirais que c’est un moindre mal de faire un palmarès sur l’efficacité des établissements plutôt que d’admettre que la connaissance de cette efficacité soit réservée à quelques initiés qui placent leurs enfants ce qui accentuent les inégalités ;pour dire les choses de façon méchante, et sans doute injuste certains enseignants n’aiment pas les palmarès parce qu’ils les jugent, mais aussi parce qu’en tant que parents d’élève, ils ne souhaitent pas partager les petits secrets qui font les grandes différences ». Ed. Textuel 1999.

20 Sur ce point voir F.Poupeau «  Une sociologie d’état » Ed. Raison d’Agir 2003.

21 F.Dubet et M.Duru-Bellat se défendent aussi de favoriser le développement du néo-management ou du néo-libéralisme dans l’éducation que ce soit dans F.Dubet et M. Duru-Bellat « L’hypocrisie scolaire » ou M.Duru-Bellat dans « Les inégalités sociales à l’école » Ed. PUF 2002.

22 Pour une critique de la méthode processus-produit cf. E.Chatel « A quoi sert l’évaluation en éducation  ? » Ed. Delachaux et Niestlé 2001

23Un article paru dans L’Expansion ( 24 .10.02 ) relate une expérience de « salaire au mérite » dans les écoles du canton de Zurich. L’évaluation a été réalisée par un groupe de contribuables du canton en fonction d’observation dans la classe et d’un entretien avec l’enseignant. A Zurich l’évaluation aurait été satisfaisante pour 90 % des professeurs, ce qui fait dire à une responsable syndicale : « Soit tous les profs sont bons soit le système d’évaluation a des lacunes ». (article signalé par P.LeQuéré que nous remercions).

24 Les études insistent notamment sur le rôle des attentes positives chez les maîtres efficaces. G.Felouzis « L’efficacité des enseignants» PUF 1997.

25 Pour C. Thélot et P.Joutard pédagogie et management sont pratiquement synonymes. Pour une présentation plus complète du principe du néo-management dans l’enseignement voir C.Laval « L’école n’est pas une entreprise » Ed. La Découverte 2003.

26 De plus les rapports entre enseignants et élèves risquent de se durcir puisque l’application d’une « tolérance zéro » envers les micros-déviances (bavardages, retards, petites fraudes) apparaîtra comme la façon la plus rationnelle de forcer les élèves à travailler.

27 Ces micro innovations pouvant recouvrir des formes diverses : corrigés, plans de cours, exercices nouveaux etc…

28 En réalité, bien sur, dans la majorité des cas, les enseignants continuerons à travailler ensemble, parce que justement ils ne sont ni « rationnels » ni « maximisateurs ».

29 En effet rien de prouve, en l’absence de données sur le sujet, que les professeurs les plus efficaces soient les plus « dynamiques ». Cela semble pourtant aller de soi à lire P.Joutard et C.Thélot.

30 Ce que reconnaissent d’ailleurs C.Thélot et P.Joutard p.263

31 On n’ose imaginer l’impact d’une sanction financière sur des professeurs enseignant en milieu difficile, qui non seulement seraient en difficulté dans leurs classe mais à qui on ferait comprendre en plus qu’ils sont inefficaces. Curieuse façon de vouloir remobiliser les personnels.

32 Bizarrement, les appréciations des sociologues différent sur l’importance de ce chiffre. Certains insistent sur son importance alors que d’autres soulignent sa relative faiblesse. De là à penser que derrière cette appréciation se cachent d’autres enjeux…n’ayant que peu de rapport avec la neutralité axiologique.

33 Cité par E.Chatel p.45 op. cité.

34 Nous remercions O.Bobineau pour nous avoir soufflé cette expression.

35 Claude Ménard «  L’économie des organisations ». Ed la Découverte repère.1997

36 Notons que P.Joutard et C.Thélot sont aussi sensibles à cet argument puisqu’il propose pour les fonctionnaires méritants d’avoir plus souvent recours… aux palmes académiques !!

37 Nous nous permettons de rappeler que la plupart des professeurs grévistes du printemps 2003 ont continué à assurer leur cours de terminale pour ne pas « lâcher leurs élèves avant le bac ». Ce qui rend encore plus cynique et inique les lourdes sanctions financières qui leur ont été appliquées.

38 P.Joutard et C.Thélot op. cit. p 89

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