Cinéma : « D’une famille à l’autre », « Brooklyn Village »

— Par Selim Lander —

dune-famille-a-lautreDifficile de communiquer les sensations provoquées par ce film. Peut-être le lecteur de cette chronique qui n’aura pas vu D’une famille à l’autre comprendra-t-il mieux ce que nous tentons d’exprimer s’il a eu la chance d’avoir entre les mains le livre d’Édouard Louis[i] En finir avec Eddy Bellegueule (Seuil 2014). Pour mémoire, Eddy Bellegueule est un garçon efféminé né dans une famille pauvre d’un village du nord de la France où, par tradition, on ne fait pas d’étude longue, où les filles se font engrosser prématurément tandis que les garçons partent vite à l’usine et se saoulent le samedi soir. Dans un tel milieu, Eddy ne peut que devenir l’objet des moqueries générales et le souffre-douleur des plus méchants. Toute la jeunesse d’Eddy ne sera donc qu’une suite de rebuffades, de brimades, d’efforts désespérés pour ne pas (trop) perdre la face. Il ne s’en sortira que grâce au théâtre, au collège, où il se fera remarquer, ce qui lui ouvrira la porte du « grand » lycée du chef lieu du département où il trouvera des garçons qui lui ressemblent.

« Je découvre quelque chose dont je m’étais déjà douté, /qui m’avait traversé l’esprit.
Ici les garçons s’embrassent pour se dire bonjour, ils ne se serrent pas la main
Ils portent des sacs de cuir
Ils ont des façons délicates
Tous auraient pu être traités de pédés au collège
Les bourgeois n’ont pas les mêmes usages de leur corps
Ils ne se définissent pas par la virilité comme mon père, comme les hommes de l’usine… » (p. 201).

A partir de ce moment-là, l’auteur laisse présager que son héros vivra son homosexualité dans une relative sérénité.

Bien que différente, la situation d’Une famille à l’autre n’est pas sans rapport avec celle de ce roman. Le héros du film, Pierre, est un lycéen qui assume déjà son homosexualité. Il est l’enfant d’une famille pauvre de Sao Paulo. Il vit avec sa mère et sa petite sœur ; le père est mort. Il se rase la poitrine, vernit ses ongles, essaye des tenues féminines dans la salle-de-bains familiale, joue dans un orchestre de rock et roule des pelles au leader du groupe. Même si le spectateur n’est pas nécessairement à l’aise devant le personnage de Pierre, constamment sur la corde raide, tout irait bien… sauf que – le film est inspiré d’un fait divers réel – la mère des deux enfants qui n’est pas leur vraie mère les a volés à leur naissance. Découverte, elle est envoyée en prison tandis que les deux enfants sont rendus à leurs familles naturelles respectives. Le spectateur entre alors en enfer. Nous souffrons autant pour le héros, incapable de faire face à son désarroi (on ne saura pas ce qu’il advient de la petite sœur, comment elle accepte la transplantation) que pour la famille qui n’a cessé de chercher le fils perdu, qui l’a désiré, qui se faisait une fête de le retrouver et qui se trouve confrontée à un enfant déjà monté en graine, qui refuse ses nouveaux parents, lesquels, en dépit de leur bonne volonté ne parviennent pas à accepter une homosexualité qu’il affiche désormais par provocation.

Comme Eddy Bellegueule, Pierre (devenu Felipe dans sa nouvelle famille) déteste le foot… On a également envie de le rapprocher d’Alessandro, le héros des Poings dans les poches. Et l’on se doute que les deux films n’ont pas été programmés ensemble par hasard ! Nous avons en effet affaire à deux écorchés vifs placés dans des situations dramatiques. Pourtant, là où Marco Bellochio tire un film « jubilatoire »[ii], Anna Muylaert, pour sa part, ne laisse au spectateur aucune échappatoire, aucun espoir. Bien qu’il n’y ait pas de méchants dans le film, que la violence n’y soit que morale, nous sommes pris au piège de ses personnages (malgré une dernière image qui pourrait ouvrir vers un avenir meilleur).

Si la direction d’acteurs laisse souvent à désirer, les deux garçons du film, à savoir Pierre et son frère naturel, plus jeune, sont remarquables. À croire que les autres personnages n’ont guère intéressé la réalisatrice (qui a néanmoins confié à la même comédienne les rôles des deux mères successives de Pierre, mais c’est là un détail qui risque fort d’échapper si l’on n’est pas prévenu). On remarque le montage nerveux qui nous laisse constamment sur la faim en interrompant les séquences plus tôt que nous ne le voudrions, ce qui crée une tension supplémentaire. Sans aller jusqu’à faire un grand film D’une famille à l’autre, il faut saluer l’énergie qui s’en dégage et reconnaître qu’il ne nous laisse pas indemne.

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Après Les poings dans les poches et D’une famille à l’autre, Brooklyn Village est programmé les 7 et 8 décembre. Ce film d’Ira Sachs qui a connu un grand succès lors de sa sortie en Métropole est également centré sur l’adolescence, dans ce cas sur l’amitié deux garçons, un peu plus jeunes que les deux protagonistes des films précédents, l’un enfant de bobos et l’autre fils d’une couturière. La peinture de leur amitié qui finira pas être contrariée pour une question de « gros sous » opposant leurs parents, est enthousiasmante. Quoique très différents, les deux personnages sont aussi attachants l’un que l’autre et l’on se navre, à la fin, de les voir se détacher pour des raisons qui les dépassent. L’un se veut peintre et l’autre comédien, ce qui vaut une séquence dans un cours de théâtre où l’on découvre – si on ne s’en doutait pas – que l’apprentissage du métier de comédien n’est pas une sinécure. Les deux garçons qui se déplacent l’un sur sa trottinette et l’autre sur ses rollers, sont suivis pas la caméra sur un itinéraire toujours le même, de telle sorte que nous sortons du film avec l’impression que certains coins de Brooklyn nous sont devenus familiers.

 

[i] Également l’auteur de Pierre Bourdieu : l’insoumission en héritage (PUF, 2013).

[ii] http://www.madinin-art.net/cinema-en-avoir-ou-pas-bellochio-et-gomez/