Chapitres de la chute, Saga des Lehman Brothers

—Par Michèle Bigot —

chapitres_de_la_chuteCe « feuilleton théâtral » en trois actes (« trois frères » (1844-18667), « Pères et fils » (1880-1929) et « L’immortel (1929-2008)), un texte de Stefano Massini, mis en scène par Arnaud Meunier est une production de la Comédie de Saint-Étienne, où il fut présenté pour la première fois en octobre 2013. Il s’agit donc d’une reprise, le spectacle ayant remporté le grand prix du syndicat de la critique 2014. Après avoir été en tournée dans toute la France pendant l’année 2013, ce spectacle reprendra ses tournées jusqu’en mars 2015.

L’histoire des Lehman Brothers, c’est un vrai roman, dans le goût des feuilletons populaires hérités du dix-neuvième siècle. Tout commence par un effondrement spectaculaire et retentissant puisqu’il a fait trembler l’économie occidentale dans son ensemble et bien au-delà. En 2008, le groupe s’effondre, ouvrant la voie à une crise financière sans précédent.
Le récit théâtralisé remonte le cours de cette histoire qui est aussi une saga de l’émigration juive en Amérique. En 1844, trois frères juifs bavarois émigrent aux USA ; ils débarquent en Alabama pour vendre du schmatès (tissu en yiddish). De 1844 à 2008, on assiste à un développement inouï de leurs activités, jusqu’à devenir une banque d’investissement multinationale en 2008, au moment de sa faillite.
Il s’agit donc d’une histoire exemplaire, riche en rebondissements, surprises, reconnaissances, et imbroglio variés, de quoi alimenter la veine romanesque dans la plus pure tradition. Et en même temps ce récit a la dimension du mythe, incarnant l’ambition humaine dans son hybris la plus démesurée et la rencontre imparable du destin.
Il n’est pas jusque la composition de la famille qui ne tienne de la légende : car la saga familiale, c’est surtout la fable de trois frères, incarnant des types humains stéréotypés : Henry, la tête, Emanuel, le bras et Mayer dit « bulbe », qui doit faire médiation entre tête et bras. Toute la panoplie de l’action humaine se trouve donc représentée dans cette configuration familiale.
En bref, la quintessence du drame moderne, on ne peut plus actuel, tout en conservant les dimensions universelles de l’expérience humaine. La chute est une mort annoncée : prévisible et attendue, comme une contrepartie morale à la chance inouïe et au succès incroyable des Lehman Brothers. Dans cette société capitaliste sans transcendance qu’ils représentent, tout se passe comme si les dieux, jaloux du succès des hommes, venaient à se venger.
Le récit est travaillé avec un sens aigu du romanesque : l’intrigue est menée comme un polar, maniant avec bonheur suspense et hasard. Sans renoncer au réalisme social. Le parallélisme entre 1929 et 2008 hante les esprits et fait office de fatalisme économique, propre à nourrir la veine tragique. Le matériau le plus ingrat, celui de l’ « horreur économique » est traité à hauteur d’homme, incarné par des figures humaines complexes, connaissant le courage, la volonté et l’ambition, mais non moins, toutes les misères et les failles humaines.
En somme une vraie fable politique, une fresque géante qui n’est pas sans faire penser à Thomas Mann, à Brecht et à Pasolini.
Et c’est probablement cette dimension de farce satirique qu’a voulu mettre en lumière A. Meunier. Le spectacle y trouve son compte, en termes de rythme, de lumière, de jeu des acteurs, qui forcent le trait jusqu’au burlesque. Une scénographie souple et inventive est au service de ce texte, lui apportant le support visuel et le rythme propre à soutenir l’attention du spectateur. Le dispositif scénique est sobre et efficace : il a été pensé de façon à supporter l’évolution du drame dans le temps, en accentuant son tempo par un jeu d’éclairages et par un apport renouvelé d’objets à valeur symbolique. Très bel ouvrage de mise en scène, où tout fait sens sans jamais céder à la gratuité, ni à la facilité. Parfaitement servi par le jeu des acteurs, qui travaillent les caractères jusqu’à l’épure.

Saint-Etienne, le 12/10/2014

Michèle Bigot