« Ne croyez pas, que je ne l’aime pas cet enfant »: la famille, nœud de vipères ?

— par Janine Bailly —

Au théâtre, tout semble possible. Il est ainsi des troupes dites professionnelles qui, un jour, ne sont pas à la hauteur de leur réputation. Déception jeudi soir à Tropiques-Atrium, où la compagnie La Grande Horloge n’a pas su convaincre. Mais pourquoi s’être fourvoyée dans la mise en scène du si beau roman d’André Schwarz-Bart, La Mulâtresse Solitude ? Car il ne suffit pas de faire réciter le texte par trois personnages différents, fussent-ils noire, métisse et blanc, ni d’agrémenter la représentation de danses et chants, fussent-ils africains, pas plus que de terminer par la chanson de Léonard Cohen, The Partisan, pour accomplir un véritable acte théâtral, qui rendrait compte de la densité et de la force de l’œuvre originale.

Il est en revanche des troupes dites de théâtre amateur, qui tiennent bien mieux leur partie, qui nous embarquent dans leur sillage, qui nous tiennent prisonniers sans qu’un seul instant nous prenne l’envie de nous évader. Un tel moment, intense et troublant, nous a été donné ce vendredi au Théâtre Aimé Césaire, par L’autre Bord Compagnie, qui a fait le choix de mettre en scène des textes exigeants, très actuels, qui nous interrogent sur ce que nous sommes, sur ce qu’est la vie au sein de la cellule familiale et sur la place que nous y tenons. Et parce que nous sommes, fûmes ou serons peut-être parents, que toujours nous resterons, en dépit de l’âge, “fils ou fille de”, ces interrogations sur ce qu’est le lien de filiation ne pouvaient que nous interpeller.

Une première partie, faite de séquences prises à Joël Pommerat, dans « Cet enfant », et judicieusement assemblées, braque le projecteur sur les mères, sur les relations conflictuelles qu’elles entretiennent avec leurs enfants. L’une, qui fut malheureuse au temps de l’enfance,  promet que celui à naître sera heureux, l’autre morigène sa fille, qui ne répond pas à ses attentes alors qu’elle a tout fait pour elle — ah ! cette prétention maternelle culpabilisante du dévouement jusqu’au sacrifice ! —, une troisième, au bord d’une hystérie maladive, d’ailleurs superbement jouée dans le tremblement de la voix et du corps, inverse les rapports, son jeune garçon étant la raison, la sagesse et le soutien du couple qu’ils forment. Mais où sont donc les pères ? Envolés, comme il sera dit dans la scène finale ! Si l’un d’eux est présent, c’est dans le rejet de sa petite fille, qui dans une probable situation de divorce, affiche sa préférence pour une mère avec laquelle elle vit, sans pouvoir justifier ni son choix ni son apparente indifférence au père. Mais deux épisodes m’ont semblé particulièrement tragiques, le premier montre une jeune mère célibataire, dans le dénuement et le besoin et qui, par amour, cherche le moyen le plus sûr d’assurer à son bébé un avenir radieux. Le second figure la reconnaissance à la morgue d’un fils décédé, la mère n’étant pas celle que l’on croyait, et l’écartèlement de celle qui n’a pas à faire de deuil éclate, joué avec une maîtrise étonnante, entre joie soulagée et sentiment d’horreur, entre rire irrépressible et retraits de culpabilité. Toutes figures successivement éclairées, au propre comme au figuré, ceux qui ont la parole étant pris dans un cercle de lumière quand l’ensemble est clos d’obscurité.

La progression organisée, qui nous a guidés des situations les plus quotidiennes, bien que dramatiques déjà, aux plus “extra-ordinaires”, qui a su faire le lien entre des scènes, à priori disparates, par le biais de sentiments exprimés, tristesse ou révolte, par le je ne sais pas répondant à des demandes d’explication, cette progression permet d’accepter facilement l’entrée dans le monde si cruel de Festen, loin des verts paradis de l’enfance, le texte reprenant l’essentiel du film et de l’adaptation théâtrale éponyme du danois Thomas Vinterberg. Choix courageux car il n’est pas facile de parler, sur une scène de théâtre, de l’inceste quand un père a longtemps violé de si sordide façon ses enfants garçon et fille jumeaux, mais choix utile et généreux, quand on sait que la majeure partie des agressions sexuelles a lieu dans l’entourage familial. Sont ici particulièrement bien rendus le décalage entre la sombre réalité qui se dévoile et la volonté de sauver la face autant que faire se peut, l’opposition entre la détermination enfin venue de ce fils qui dénonce la lâcheté d’un clan soudé dans le déni, les atermoiements d’une sœur et d’un frère, qui d’abord fermés sur leur silence finiront par juger et condamner le père, dans la souffrance et la découverte des vérités nues. Incroyable moment inspiré où, ce père gisant jeté au sol à l’avant-scène, la plus naïve du groupe chante d’une voix flûtée, le refrain de Marie Laforêt, La tendresse ! Et que de force dans l’image du lendemain où tous resserrés, au-devant les petits-enfants, se tiennent en groupe réprobateur auprès de l’épouse, bafouée dans son rôle et de femme et de mère. Une mère coupable elle aussi, qui sans doute savait mais est restée dans l’occultation, et qui in extremis refusera d’accéder à la demande : Tu viens? de l’époux banni sortant du cercle familial. En revanche, je n’ai guère goûté, bien qu’en en comprenant le sens allusif, la farandole des invités se dandinant façon Patrick Sébastien les soirs de médiocrité télévisuelle, sur l’écran et sur l’air des Sardines ! Dommage aussi que d’aucunes répliques, trop vite dites et trop peu accentuées, aient pu m’échapper en partie.

Certes, le cinéma est riche en scènes autour de la table du repas, à ce moment qui voit la famille réunie et pour cela se révèle propice aux rencontres, mais aussi aux confidences inattendues, aux révélations propres à déconstruire, à déstructurer, à faire voler en éclats ce noyau receleur de lourds secrets inavoués, trop longtemps tus et qui, pour la guérison des victimes, doivent un jour être dits. On garde souvenir de Pialat dans son film À nos amours, père revenant impromptu à un déjeuner de fiançailles pour régler de façon cinglante ses comptes avec les convives attablés. Ou plus près de nous, du roumain Sitaru, dans Illégitime, le repas où se révèle l’activité collaboratrice d’un père médecin sous le régime de Ceausescu, au temps même que se découvre la relation amoureuse de ses enfants jumeaux. S’il ne s’agissait pas toujours d’inceste, la démarche visant à démonter les mécanismes parfois mortifères qui régissent les familles était bien semblable.

Il n’en reste pas moins que cette réalité de l‘inceste paternel est certainement la plus douloureuse à montrer, sur une scène de théâtre plus encore qu’à l’écran. Merci à L’autre Bord Compagnie d’avoir osé si justement le faire !

Janine Bailly, Fort-de-France, le 20 mai 2017

Photos Paul Chéneau