Avignon 2017 (16) « Bestie di scena », « L’Age libre », « Gros Chagrins, etc. »

— Par Selim Lander —

Bestie di scena d’Emma Dante (IN)

Emma Dante est déjà venue en Avignon en 2014 avec Sorelle Macaluso. Elle disait alors : « Pour moi le théâtre consiste pour l’artiste à mettre en scène sa propre réflexion sur le présent – sa propre vision du monde contemporain et du monde dans lequel il vit. Un théâtre social signifie révéler les malaises et les problèmes que les gens ont tendance à refouler ».

Pourtant, à la sortie de Sorelle Macaluso , nous nous disions « enthousiasmé, euphorisé par le dynamisme du spectacle, l’inventivité de la mise en scène, le bonheur des interprètes… mais pas vraiment  touché par le message social » [i]. La pièce qu’elle présente cette année, Bestie di scena, est d’une autre veine. Elle illustre plutôt une définition proposée par Romeo Castellucci selon qui le théâtre « sert à soulever un voile qui s’est posé sur le monde, le temps de l’entrevoir ».

Le monde dont il s’agit, c’est évidemment celui des humains pris dans leurs peurs, leurs inhibitions et simultanément leurs besoins de se colleter aux autres, que ce soit pour le meilleur et pour le pire. La nouvelle pièce de Dante est inclassable comme celle de Papaioannou dont elle est en quelque sorte l’envers. Chez le chorégraphe grec tout n’est qu’ordre et beauté, même la mort, omniprésente, est esthétisée ; chez la dramaturge sicilienne si ordre il y a, c’est un embrigadement qui ne tarde pas à dégénérer en désordre. Mais l’essentiel n’est pas là. Il est dans ce que tout cela révèle des sentiments qui nous agitent en profondeur et l’usage de la nudité, ici, est dévoilement au propre comme au figuré.

La manière dont les quatorze interprètent se déshabillent, timidement, avec des réflexes de pudeur, avant d’accepter, difficilement, la nudité bestiale (d’où sans doute le titre) qui leur est imposée par Dante, dit tout en effet d’une condition humaine dans laquelle la plupart des spectateurs reconnaîtront leur honte de n’être pas les vénus et les adonis qu’ils voudraient. Car les interprètes de Dante, aux antipodes des éphèbes de Papaioannou, n’ont que des corps ordinaires.

On ne racontera pas la pièce, entièrement muette et sans musique, sauf un moment de liesse sur le vieux tube Only you. Quelques séquences au hasard : une petite poupée articulée jetée sur la scène (à l’instar des autres accessoires) qui marche toute seule, immédiatement imitée par une danseuse sur le même rythme saccadé ; une autre danseuse entraînée par tous les autres qui font tourner chacun un minuscule moulin à musique ; la séance lustrale suivie d’impressionnantes glissades sur le plateau mouillé ; la seule séquence clairement animale avec une imitation classique mais impressionnante du singe ; le final où l’ensemble des membres de la troupe alignée sur le devant de la scène salue le public dans une nudité alors clairement assumée, contestataire, ayant refusé les vêtements lancés pour eux sur la scène.

Simple hasard ou faut-il y chercher un sens ? Le fait est que deux pièces sans parole, The Great Tamer et Bestie di scena, nous ont davantage touché que les pièces de théâtre présentées par ailleurs dans le IN (y compris Ibsen Huis qui nous a séduit sans vraiment nous émouvoir) !

 

 

L’Age libre librement inspiré des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes (OFF)

Quatre jeunes comédiennes de la compagnie « Avant l’aube » et Maya Ernest à la M.E.S. ont concocté des variations sur la condition féminine insérant quelques rares assertions trouvées dans le livre de Barthes. Autant dire que les spectateurs alléchés par la référence au maître, sur l’affiche du spectacle, ne s’y retrouveront pas. Gageons qu’ils ne seront pas déçus pour autant car L’Age libre est suffisamment variée pour satisfaire tout le monde, depuis les récits émouvants jusqu’au faux numéro de music-hall, en passant par les hésitations d’une femme délaissée face à la conduite qu’elle doit adopter, une balade amoureuse accompagnée au violoncelle tenu comme une guitare, etc.

Elles sont quatre, dont en effet une qui joue aussi du violoncelle, complices malgré les différences de tempérament. Cela étant, la structure de la pièce est telle que les récits individuels dominent par rapport aux scènes à deux, les mouvements d’ensemble comme sur la photo étant l’exception.

 

 

Gros Chagrins, La Peur des coups, Les Boulingrin, L’Affaire Champignon de Courteline (OFF)

En mettant en scène quatre pièces brèves de Courteline, Mikaël Fasulo nous offre une occasion de redécouvrir un auteur bien oublié et de juger dans quelle mesure il tient encore la route. Un sujet domine : l’adultère qui occupe trois des pièces. Dans Gros Chagrins une femme mariée raconte que son mari la trompe ; dans La Peur des coups le mari trompé ou sur le point de l’être invente toute sorte de raisons pour ne pas affronter l’amant militaire de sa femme ; dans L’Affaire Champignon c’est une affaire d’adultère qui est portée devant le tribunal par le mari cocufié. Seule fait exception Les Boulingrin où l’on voit un couple apparemment désuni mais en fait entièrement complice martyriser un aspirant pique-assiette.

Les traits sont gros et le parti retenu par le M.E.S. de traiter tout cela en farce est judicieux. De même que l’idée de déplacer l’action dans les coulisses d’un cirque. Un grand portail en fond de scène est censé donner sur le chapiteau abritant le public du cirque. Il s’ouvre pour laisser revenir les artistes après leur numéro, laissant entendre à ce moment-là la musique du cirque, les applaudissements des spectateurs. Dans la première pièce, les deux comédiennes sont collées l’une à l’autre par un unique costume comme deux sœurs siamoises. Leur jeu est parfaitement réglé (la main gauche de l’une tapotant le visage de celle qui fait la moitié droite etc.) et l’on se régale de les voir, d’autant plus que le texte est enlevé et le jeu à l’unisson. Dans La Peur des coups, la comédienne et le comédien qui jouent le mari et la femme se changent de costume entre deux numéros. Dans Les Boulingrin, le pique-assiette est vêtu d’un faux costume de bourgeois, en fait un habit de clown fait pour être démonté. Dans L’Affaire Champignon le cocufieur est un clown blanc, etc.

Cela étant, il n’est pas certain que malgré l’inventivité de la M.E.S et le talent des comédiens, le pari de monter Courteline aujourd’hui soit entièrement gagné. Les arguments sont en effet bien démodés. Un procès en divorce peut sans nul doute faire l’objet d’un texte comique de nos jours encore, mais traité comme dans L’Affaire Champignon cela ne marche plus du tout. Sans doute eût-il fallu choisir une autre pièce que celle-là qui plombe malencontreusement la fin du spectacle.

 

[i] http://mondesfrancophones.com/espaces/periples-des-arts/billet-davignon-2014-4-emma-dante-et-olivier-py/