Avec les Roms, refaire la France

—Par Cyril LEMIEUX, Sociologue, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).—
expulsion_romsVous avez aimé le racisme biologisant ? Vous adorerez le culturalisme naturalisant. C’est une manière beaucoup plus subtile d’exclure celles et ceux dont les façons d’être, de s’habiller, de parler et d’agir nous déplaisent. Jadis, des savants ont voulu attribuer à l’hérédité et à la physionomie (la forme du crâne, la couleur de la peau…) le fait d’avoir des instincts criminels, une tendance à la paresse ou le goût du lucre. Aujourd’hui, tout le monde, ou presque, a compris que ça ne tenait pas la route scientifiquement, et surtout, que ça pouvait vous faire mal voir, dans une démocratie digne de ce nom. D’où l’idée, née à l’extrême droite et qui a ensuite essaimé jusqu’au cœur de la gauche, de changer de référentiel : aux sciences sociales de prendre le relais des sciences de la nature, et à Mère Culture, plutôt qu’à Dame Nature, d’expliquer les comportements déviants et «antisociaux» des indésirables. Il faut reconnaître que c’est plus finaud, moins immédiatement suspect, mais tout aussi efficace pour exclure l’Autre : «Bien entendu que ce n’est pas dans les gènes des Arabes ou des Noirs subsahariens d’être violents ! Mais vous conviendrez avec moi que ça fait partie de leur culture.» De même, à propos des Roms qui viennent en France : «D’accord, leur incapacité à s’intégrer n’est pas inscrite dans leur ADN. Mais, voyez-vous, elle est profondément ancrée dans leur culture.»

Puisqu’il est désormais fait appel aux sciences sociales pour rejeter certaines populations, regardons ce que ces sciences ont à dire sur le sujet. Tournons-nous un instant vers le berceau de la sociologie de l’immigration : le Chicago de l’entre-deux-guerres. Dans cette ville, passée de 5 000 habitants en 1840 à 3,5 millions d’habitants en 1930, l’immigration constituait ce qu’on peut appeler un fait massif. Et il était clair, pour la plupart des contemporains, que jamais les Polonais et les Allemands pouilleux et faméliques, qui débarquaient du Vieux Continent, n’arriveraient à s’intégrer, à parler correctement la langue et à honorer la bannière étoilée. Clair pour tout le monde sauf pour une poignée de chercheurs progressistes qui allaient donner naissance, en quelques années, à l’un des courants les plus productifs de l’histoire de la sociologie, qu’on baptiserait, plus tard, «l’interactionnisme symbolique» (1). Leur idée était simple : le problème vient de ce que nous pensons le monde social de façon arrêtée. Cette habitude mentale nous rassure mais elle a l’inconvénient de nous induire en erreur, dans la mesure où les phénomènes sociaux, en réalité, sont des processus. Raison pour laquelle notre identité, personnelle et collective, doit être comprise non pas comme une donnée fixe mais comme un processus continu de transformation. Et, ajoutent les sociologues de Chicago, comme un processus interactionnel. Car c’est au contact des autres, y compris sur le mode du conflit, que nous ne cessons de changer. Les sociologues de Chicago ne niaient donc pas qu’il existât dans leur ville des cultures migrantes distinctes de la culture américaine – comme il existe bien, dans la France d’aujourd’hui, une culture rom opposable à la culture française. Mais ils affirmaient qu’aucune de ces cultures n’était définitive. Car aucune ne pouvait réussir à l’être, toutes étant également condamnées à changer. Leur donne évidemment raison le fait qu’on rencontre aujourd’hui aux Etats-Unis des sous-cultures mixtes (américano-polonaise, américano-chinoise, américano-sénégalaise, etc.), tandis que la culture américaine elle-même n’a pas pu ne pas être affectée par les éléments culturels importés par chacun des groupes de migrants qu’elle a accueillis. C’est aussi pourquoi il existera un jour – en fait, il existe déjà – une culture franco-rom.

La leçon à tirer des sciences sociales n’est pas que la culture d’origine des migrants dresse un obstacle définitif à leur intégration. Elle est plutôt que la transformation de l’identité des migrants, au contact de la société d’accueil, est non seulement inévitable mais encore qu’elle va immanquablement dans le sens d’une intégration à cette société d’accueil. Ceci à une précision près : ce n’est jamais au pays «éternel» que les migrants ou leurs enfants s’intègrent ; c’est toujours à un pays en train de se refaire à travers eux et avec eux.

(1) Voir Jean-Michel Chapoulie, «la Tradition sociologique de Chicago, 1892-1961», Seuil, 2001. Cyril Lemieux est sociologue, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Cette chronique est assurée en alternance par Cyril Lemieux, Frédérique Aït-Touati, Eric Fassin et Leyla Dakhli.
Cyril LEMIEUX Sociologue, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).