Au Théâtre du Peuple, les méandres de Wajdi Mouawad

— Par Janine Bailly —

Wajdi Mouawad, artiste libano-canadien aujourd’hui à la tête du Théâtre de la Colline à Paris, a donné à voir dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, en 2009 au Festival d’Avignon, les trois premières pièces de sa tétralogie : Littoral (l’eau), Incendies (le feu), Forêts (l’air et la terre). Trois tragédies pour parler de la guerre et de l’exil, de la quête de soi et de ses racines. Du quatrième opus, représenté la même année au Parc des Expositions, le dramaturge dira qu’il vient contredire le propos, Ciels étant « une chose différente… quelque chose qui pourrait affirmer que le passé et les origines ne sont pas nécessaires pour avancer dans la vie ».

En cet été 2018, c’est Littoral que, metteur en scène et comédien, Simon Delétang a élu pour subir son baptême du feu en tant que nouveau directeur du Théâtre du Peuple de Bussang. Au cours de l’année, et pour respecter la tradition, des stages de formation ont permis à douze comédiens amateurs de se préparer à rejoindre six de leurs confrères professionnels, et bien malin qui saurait dire au vu du spectacle qui appartient à l’un ou l’autre groupe ! Ce texte de Littoral que Simon Delétang range dans les œuvres contemporaines « majeures » peut paraître étrange, constitué de deux moments assez dissemblables, une première partie écrite, en dépit du sérieux du thème, sur un mode assez allègre, et qui pour magnifier la vie ou conjurer la mort parle furieusement de sexe, une seconde sur un mode éminemment plus sombre et relevant bien de la tragédie, l’ensemble acquérant peu à peu la force et le souffle d’une moderne fresque épique.

Un fils doit à son père inconnu trouver une sépulture, et pour cela le ramener au pays natal, le caveau de famille lui étant refusé. Comment ne pas évoquer Antigone, encore qu’ici le mouvement se substitue à l’immobilité apparente de la tragédie grecque : commence alors un voyage d’initiation qui fera accepter la réalité du monde, aussi cruelle fût-elle. Voyage géographique au travers d’un pays dévasté où les cimetières pleins refusent tout nouveau corps, et qui pourrait bien être le Liban. Voyage intérieur qui fait remonter à la source et découvrir le secret fondateur, celui d’une naissance au cœur de la guerre, celui de la vie donnée par amour quand tout autour triomphe la mort. Voyage solitaire et partagé à la fois, où chaque personnage rencontré dira un moment son histoire et son drame, car les mots libèrent et d’un poids et de l’oubli. Odyssée inversée enfin, qui mène de la terre au rivage, à cet espace limité en bord de mer, là où tout commence et tout finit… Littoral m’a bien semblé être tout cela à la fois.

Comment rendre sur scène ce foisonnement du texte ? Le spectacle s’ouvre sur un chant que disent tous les acteurs, au devant du rideau debout en ligne, chant sacré extrait de Il Canto dell’anima, le Chant de l’âme. Sur ce rideau blanc, une phrase du poète Hölderlin : « Nous ne sommes rien, c’est ce que nous cherchons qui est tout ». Une grande reproduction de Philippe de Champaigne en toile de fond, Le Christ mort couché sur son linceul, suggère par le sang de la plaie ouverte les souffrances à venir. Elle se soulèvera alternativement côté cour ou côté jardin pour, sous un éclairage plus artificiel, permettre de rejouer le passé. Car de même qu’auprès de Wilfrid chemine avec flegme le père revenu des limbes, chemine jusqu’à ce que son corps de chair et d’os, enfin immobile et embaumé, se confonde avec la momie de son cadavre à dos de fils transporté pour rejoindre « le littoral et la grande mer… le grand calme des profondeurs », de même les comédiens sont là qui font revivre l’aventure du couple de parents, Jeanne et Ismaïl, leur rencontre sur le sable, la noce dite par la blanche robe de mariée, l’enfantement de Wilfrid dans la douleur et le fracas des armes, et qui oblige à un choix inhumain, de la même inhumanité que celui de la mère dans le roman de William Styron, Le choix de Sophie.

Et se tenant par la main sortiront de scène, regagnant avec Jeanne la forêt, par les portes ouvertes en fond de théâtre, les trois acteurs figurant les trois âges d’Ismaïl : l’adolescent amoureux, le mari incarné par Simon lui-même, le vieillard joué par son propre père Jean-Noël Delétang, comédien amateur — étrange mise en abyme que de les voir dans ces rôles réunis sur la scène ! —. C’est aussi par ces portes plusieurs fois ouvertes sur l’horizon des forêts que seront apparus, dans un décor de voiture carbonisée, de simple embarcation échouée, ou d’un campement provisoire de tentes, certains des personnages rencontrés au cours de la traversée, figures symboliques porteuses des atrocités que la guerre exerce sur les hommes. Et, comme pour conjurer le sort tous se mettront en marche, se raconteront pour briser les silences et chasser les humiliations. Une marche autour du plateau, en file circulaire obsédante, qu’arrêtera Joséphine, la jeune fille aux bottins, celle qui s’est donné pour mission de recueillir, écrire, psalmodier les noms de tous les habitants de tous les villages, car sans identité on sombre dans l’oubli et la négation de soi-même !

Mais comme Wilfrid, sorti de l’innocence et rentré en possession de son histoire peut enfin grandir, il congédie le preux chevalier Guiromelan — réminiscence du Conte du Graal —, qui toujours l’a accompagné, voix un rien naïve de la conscience, ange gardien, ami imaginaire, et qui fit de comiques apparitions promptes à alléger l’atmosphère, tantôt descendu des cintres suspendu dans les airs, tantôt passant sur une mini-moto pétaradante, tantôt en compagnie d’un poney tenu en laisse, ou chevauchant un grand cheval brun pour disparaître ! Ainsi la scénographie mêle obscurité et clarté, la mise en scène légèreté et gravité, à l’unisson d’un texte qui lui-même mêle présent et passé, vie et mort, rêve et réalité.

Fort-de-France, le 20 août 2018

PS : la pièce se joue jusqu’au 25 août au Théâtre du Peuple de Bussang