« Au nom du père », etc. : une comédie pour un désastre

— Par Selim Lander —

Au nom du père - BissilaDans une ville complètement dévastée, au point que les quartiers eux-mêmes ne sont plus reconnaissables, deux demi-frères, Criss et Cross, sont en quête des ruines de la maison familiale. Sur scène, des cordes en tas symbolisent les ruines. Ce devrait être tragique mais les deux larrons sont des « sapeurs » qui prennent la vie du bon côté. Aussi leur quête s’avère-t-elle plus comique qu’autre chose. Un troisième comédien fait quelques apparitions muettes avant d’investir la scène et de devenir un personnage à part entière, le vieux voisin des deux frères. Il sera le seul à prendre au tragique le drame qui s’est produit, lorsqu’il raconte le martyre d’une famille assaillie par des soudards en uniforme de footballeur. Et encore finit-il son récit sur une pirouette, si bien qu’on ne sait pas s’il l’a inventé pour faire peur ou s’il est réel (réel au sens du théâtre, bien sûr).

Le décalage entre la forme (presque tout le temps comique) et le fond (tragique) n’est pas exceptionnel dans le théâtre contemporain. Reste à savoir de quoi il est productif. Nous avons bien ri – le texte et la mise en scène poussant tous les deux dans ce sens – tout en éprouvant un certain malaise. Car peut-on rire de tout ?

Avant de répondre à cette question, il faut dire tout le bien que l’on pense de la mise en scène et du jeu des trois comédiens. Mise en scène extrêmement dynamique avec des comédiens toujours en mouvement qui se disputent, se houspillent, qui cherchent dans les décombres de la ville des indices qui les aideront à se retrouver, qui – cela va de soi pour des sapeurs – changent à plusieurs reprises de vêtements (fabriqués parfois dans des matériaux improbables), qui interpellent la régie, abandonnant même, à un moment, la scène pour la salle. Tout cela va très vite – on l’a dit – et s’accorde bien à l’esprit du texte.

Quant aux comédiens, deux d’entre eux nous sont déjà un peu familiers puisque nous les avons appréciés récemment dans Sony Congo : Criss Niangouna dans le rôle du raconteur et Marcel Mankita dans celui de Sony Labou Tansi. Ils jouent ici respectivement le grand frère et le troisième larron. C. Niangouna est toujours aussi exubérant ; M. Mankita moins intériorisé que dans Sony Congo mais néanmoins avec une sorte de détachement qui contraste avec la folie de ses deux partenaires. Quant au rôle du petit frère (on parle ici des tailles respectives des comédiens), c’est l’auteur, Julien Mabiala Bissila qui se l’est attribué et qui s’en tire avec les honneurs, on veut dire par là qu’il réussit à exister en face de C. Niangouna.

Pourquoi, malgré cela, se prend-on par instants à presque s’ennuyer ? Sans doute en partie parce que le texte s’avère très répétitif (combien de fois le nom « mosquée du Dialogue » est-il prononcé ?!). Sans doute aussi en raison du malaise évoqué plus haut. Car enfin de quoi s’agit-il ? D’une ville entièrement rasée lors d’une guerre civile, de tortures, de viols de fillettes. S’aviserait-on, par exemple, de parler sur un ton léger des massacres, des viols, de l’esclavage qui se produisent aujourd’hui au Moyen-Orient ? A propos des drames de l’Afrique, on se souvient avoir vu, en Avignon, L’Enfant de demain, une pièce de Serge Amisi, ancien enfant soldat, une pièce dans laquelle il tenait lui-même un rôle, une situation donc proche de celle de J. M. Bissila qui a connu la guerre civile au Congo, a dû se cacher. Même si l’humour – qui semble désormais indispensable au théâtre – affleurait parfois dans L’Enfant de demain, la pièce gardait une tonalité grave. On comprend, évidemment, que J. M. Bissila ait voulu exorciser l’horreur en adoptant un ton comique. Il a le droit de le faire, dans la mesure où il l’a lui-même vécue. Mais que dire du spectateur qui n’est pas dans la même position ? Qui ne voit que rire, pour lui, bien installé dans son fauteuil, qui a passé toute sa vie à l’abri des guerres et des massacres, est infiniment plus problématique ? On comprend ainsi pourquoi la prestation des trois comédiens n’a pas été saluée par le public martiniquais avec toute la chaleur qu’il sait déployer parfois.