« Au nom du père et et du fils et de J.M. Weston » : un renouveau du théâtre

— Par Roland Sabra —

au_nom_du_pere-3« L’humour est la politesse du désespoir. » Chris Marker.

« Le désespoir est une forme supérieure de la critique. » Léo Ferré.

1990. Congo. Pointe-Noire. Un leader politique (Victor TSIKA-BAKALA?) est assassiné. La population proteste et entre en rébellion. Le pouvoir la réprime dans la violence et la terreur. C’est sans doute le fait réel qui inspire le comédien, auteur et metteur en scène Julien Mabiala Bissila quand il écrit « Au nom du père et et du fils et de J.M. Weston ».

Deux frères, l’un Criss (Criss Niangouna) écrivain qui n’a encore rien écrit et l’autre Cross ( l’auteur en personne) danseur qui a peur de danser devant un public, rescapés d’une guerre qui a détruit le pays rentrent chez eux. Enfin chez ce qu’il reste de « chez eux », c’est-à-dire pas grand chose, un océan de décombres. Ils recherchent la maison de leur enfance et plus précisément la sépulture de leur père, enterré avec un précieux trésor : une paire de Weston. Au pays de la Sape (la Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes) une telle possession surclasse définitivement celui qui la porte. Les deux frères, ou demi-frères se chamaillent pour retrouver leur chemin dans les ruines figurées sur scène par un amas de cordages entremêlés qui par instant s’envolent vers le ciel comme un appel à transcender la douleur et la misère.

Car c’est bien de ça dont il est question dans ce texte magnifique qui jongle avec les images poétiques, les inventions langagières, les jeux de mots , les cris de rage et de désespoir. Choralité des dramaturgies modernes oblige, les voix empruntent des voies multiples. La bande son reprend en échos et déforme les propos des comédiens, les surajoute au dire de l’instant dans un brouillage momentané du sens et des repères à l’instar de l’errance figurée dans le désert de ruines. La parole diffractée efface les contours des personnages pour créer un espace d’énonciation pas forcément identifiable, comme le suggère l’allitération « Criss-Cross » qui amène le spectateur à s’interroger, à construire sa propre compréhension, à partager la jubilation de la musicalité de la voix et des sons qu’elle profère.

Frivolité et tragédie, rires cruels et nécessaires, à la recherche de la beauté enfouie au milieu du chaos, appel au vivre ensemble qui passe par un désir de disparition du quatrième mur de la scène, affirmation répétée des personnages qu’ils sont bien dans un théâtre dont ils brisent par leur présence dans les gradins la frontière entre spectateurs et comédiens convergent pour inviter tout un chacun à devenir l’acteur de sa propre vie. Après des années de «  concerto pour kalash » et si « « l’être humain a toujours tendance à retourner vers ses erreurs » « Tout mon corps veut du futur, garder la vie » affirme avec force l’un des personnages.

L’arrivée sur scène de Marcel Mankita est un des tournants de la pièce. Sa présence sur le plateau est d’une rare puissance, ses déplacements faits de dandinements bien chaloupés, son intériorité éclatante illuminent la représentation. Criss Ninagouna plus à son aise dans le rôle de Criss que dans celui du lecteur de Sony Congo et Julien Mabiala Bissila dans le personnage de Cross balancent entre gravité et légèreté. Les costumes de Marta Rossi, totalement invraisemblables comme un geyser de couleurs chatoyantes, mêlées, confuses, magnifient les personnages . Si l’on ajoute à ce tableau un travail des lumières particulièrement soigné qui accompagne au plus près la parole des comédiens et qui surgissent des noeuds de cordages comme des soleils naissants, on obtient un spectacle d’une rare qualité, qui, tout en s’inspirant des traces ouvertes par le théâtre parlé de Peter Handke ou du Manque de Sarah Kane, donne un petit coup de vieux aux formes théâtrales européennes de la deuxième moitié du XXème siècle et laissent entrevoir un tournant majeur dans l’histoire du théâtre qui se construit sous nos yeux incrédules.  Déjà Koffi Kwahulé laissait deviner cette possibilité.

La francophonie se porte bien : elle a quitté Paris. Le théâtre européen s’épanouit : il s’enrichit de toute l’inventivité et la créativité africaine. Il s’africanise. Le public y a été sensible en restant immobile et coi, de longues secondes après la fin de la représentation comme sidéré par la découverte de ces nouveaux horizons.

Il y a du bonheur à aller au théâtre.

Fort-de-France, le 23/01/2016,

R.S.

Au nom du père et du fils et de J.M. Weston, de Julien Mabiala Bissila
Lansman éditeur, collection « Le Tarmac chez Lansman »
Mise en scène : Julien Mabiala Bissila
Avec : Julien Mabiala Bissila, Marcel Mankita, Criss Niangouna
Scénographie : Delphine Sainte-Marie
Costumes : Marta Rossi
Lumière : Xavier Lazarini
Musique et son : Frédéric Peugeot
Conseil à la mise en scène : Jean‑François Auguste
Réalisation des costumes : Sophie Manach