Au festival de Almada, un théâtre de l’émotion

— par Janine Bailly —

La Gioia (A alegria) : production de Emilia Romagna Teatro Fondazione e Compagnia Pippo Delbono

Loin de tout classicisme, certains des metteurs en scène actuels semblent explorer de nouvelles voies, à la recherche d’autres façons de dire sur scène notre humanité, ses beautés et ses laideurs, ses forces et ses faiblesses.

Venus de Modène en Italie, Pippo Delbono et sa Compagnie, qui ont eu déjà le bonheur d’être présents dans une cinquantaine de pays comme aux festivals d’Avignon, de Vienne ou de Venise, présentent un spectacle étrange, différent de tout ce que je connaissais déjà, mais qui possède une qualité d’émotion très rare au même temps qu’il est une véritable réussite esthétique. Un spectacle qui selon la façon dont il est reçu peut déranger, interpeller ou bouleverser jusqu’aux larmes.

Et d’ailleurs, plus qu’à un spectacle, c’est à une sorte de célébration que nous sommes conviés, sans dramaturgie, sans narration construite, sans dialogue, sur le mode plutôt d’une conversation intime qui se ferait avec le public. « Sintam a vossa própria loucura, sentez votre propre folie », c’est à quoi nous enjoint le comédien-metteur en scène. Conteur émérite, de sa voix qui caresse, enchante ou crie et se révolte, Pippo qui ne revêt aucun costume de théâtre dit pour nous les aventures traversées, les rencontres faites de par le monde, et la force de vie, la poésie, la profondeur aussi qu’il a trouvées auprès des êtres marginaux. Êtres différents, parfois souffrant de handicaps graves, et qu’il intègre à sa troupe parfaitement. Chants, danses, maquillages en guise de masques, costumes de fête, rondes enfantines endiablées ou parades de cirque, je me sens bientôt telle Alice au pays des Merveilles !

« Je pense à la joie comme quelque chose qui sonne comme libération, lutte, douleur, obscurité. Je pense aux déserts, je pense aux prisons, je pense aux personnes qui s’évadent de ces prisons, je pense aux fleurs ». Cette définition, avec ses contradictions assumées, Pippo Delbono la concrétise en scène : prison de solides barreaux dans laquelle il s’enferme pour dire l’histoire de l’homme qui avait tout mais ne sentait que sa douleur ; prison légère de fleurs descendues en lignes droites du ciel, écrin où se reposera Bobò, acteur fétiche, microcéphale et sourd-muet, compagnon de route de longue date, avant qu’on ne vienne, image belle de solidarité, l’y reprendre à dos d’homme pour sa sortie de scène. Bobò à qui les autres comédiens non-interprétatifs mais acteurs danseurs en habits de contes de fées offriront sur scène, comme en un rituel, le gâteau de son anniversaire. De Bobò, Pippo dit qu’il a « une conscience aiguë de chaque partie de son corps », et qu’en lui se voient « la force et la minutie des maîtres d’Asie… la fragilité et l’humilité de l’acteur ».

Et le plateau de se métamorphoser : pour accueillir Bobò on y aligne comme sur une mer imaginaire les petits bateaux en papier de l’enfance ; on le recouvre de vêtements et linges jetés en désordre comme dans l’évocation d’un quelconque naufrage, et au devant s’assied, songeur et mélancolique en habit de clown blanc, Gianluca acteur trisomique, qui doucement semble essuyer sur sa joue une larme, une à droite, une à gauche. Gianluca qui précédemment a aussi mimé avec art un play-back désopilant dans un tourbillon de robe bleue.

Mais si la vie penche parfois du côté des forces obscures, la joie reste embusquée au détour du chemin puisque toujours « l’hiver se transformera en printemps » ! Et pour le prouver, des cascades de fleurs dévalent de toutes parts, transformant la scène en un jardin coloré… ainsi que l’écrit le journal Il Manifesto, « no jardim florido de Delbono é tempo de esperança, au jardin fleuri de Delbono est venu le temps de l’espérance » ! Angoisse et douleur, bonheur et plénitude, enthousiasme et folie se succèdent dans une certaine démesure, qui forgent l’âme humaine et sont la substance même de La Gioia, A alegria, La joie !

Ainsi Pippo Delbono a fait que, le temps d’un soir au Festival de Almada, sous le ciel d’été, dans la cour de la Escola D. António da Costa, je devienne complice d’une aventure humaine empreinte de générosité et de fureur, souvent extrême, aussi inattendue qu’essentielle !

Almada, le 20 juillet 2018

Photos Paul Chéneau