Au Festival de Almada, Emmanuel Demarcy-Mota, metteur en scène convaincant

— Par Janine Bailly —

L’État de siège (Estado de sítio) : le spectacle, au Teatro São Luiz de Lisbonne 

Emmanuel Demarcy-Mota, qui assume à Paris la direction du Théâtre de la Ville, est venu en personne présenter à Lisbonne, au Théâtre São Luiz, la pièce d’Albert Camus vue cette saison à L’Espace Cardin. Créée en 1948 au théâtre Marigny par la Compagnie Renaud-Barrault, cette œuvre n’eut pas l’heur de plaire d’abord à la critique, en dépit de la présence de Jean-Louis Barrault dans le rôle de Diego et de Maria Casarès dans celui de Victoria. Emmanuel Demarcy-Mota, soixante-dix ans plus tard, dit avoir voulu monter L’État de siège « pour combattre la peur ».

Une petite ville, une épidémie, un tyran qui survient, allégorie de la Peste qui décime maintenant la population. La dictature s’installe, ennemie des libertés, avec son cortège d’injustices, d’obligations absurdes et d’inhumaines mesures répressives. On a peur, on se soumet, on ne pense qu’à se sauver soi-même, et certains apportent au tyran leur soutien, leur collaboration pourrait-on dire. Mais il y a aussi ce couple de jeunes gens amoureux, Diego et Victoria, qui choisissent de se révolter, de résister à toutes les contraintes et pressions que la société exerce sur eux. Diego qui se dresse face au tyran, Diego qui vainc la peur, Diego qui enfin s’offre en sacrifice car en échange de sa vie, Victoria demeurera, et la ville sera sauvée. Parce qu’un seul a su montrer le chemin, qu’il a su défier le pouvoir usurpé, la ville se réveillera, et la Peste s’en ira ailleurs poursuivre, dit-elle, son œuvre, destructrice. Si le texte évoque immanquablement Hitler et Franco (Camus situait la pièce en Andalousie), le propos reste intemporel. Et nous alerte contre le retour des extrêmes-droites, des pouvoirs totalitaires, en Europe et de par le monde !

La scénographie adoptée par Emmanuel Demarcy-Mota, qui divise l’espace en trois lieux, permet en quelque sorte d’établir une hiérarchie, tant entre les scènes qu’entre les personnages agissants : surface ordinaire du plateau, à mi-hauteur une mezzanine, écrans en hauteur et en fond sur lesquels se projettent des images d’actualités autant que celles des acteurs pris sous différents angles de vue. Une fosse s’ouvre momentanément pour recueillir les corps des victimes, jetés là par les comédiens porteurs de longs masques d’oiseaux prédateurs, image surprenante et lourde de réminiscences tragiques, comme l’est aussi la « marque » portée sur ceux qui doivent périr !

Mais l’espoir n’est pas mort. À Diego, dont elle a compris qu’il est sur le chemin de la révolte, la secrétaire de la Peste, allégorie de la Mort, fera cet aveu : « Du plus loin que je me souvienne, il a toujours suffi qu’un homme surmonte sa peur et se révolte pour que leur machine commence à gripper. Je ne dis pas qu’elle s’arrête, il s’en faut. Mais enfin elle grince, et, quelquefois, elle finit vraiment par se gripper ».

Peut-être regrettera-t-on dans cette version l’absence des chœurs, qui enlève à la pièce de Camus une certaine puissance tragique. Cependant le spectacle, d’une actualité brûlante, et qui a bénéficié d’une tournée aux États-Unis, apparaît bien comme essentiel à une époque où progressent la peur, toutes les peurs, la soumission au tout sécuritaire, le rejet de l’autre et le repli sur soi.

 

L’État de siège (Estado de sítio) : la conférence

Dans le cadre des « Colóquios na esplanada », rencontres programmées en fin d’après-midi, Emmanuel Demarcy-Mota vint en toute simplicité nous aider à comprendre mieux encore les intentions qui furent les siennes en montant cette œuvre plutôt méconnue d’Albert Camus. Un écrivain qui compte pour lui, qu’il dit être celui de son adolescence, arrivé quand il avait seize ans, et que pour ses convictions il peut rapprocher d’Eugène Ionesco, dont il a en 2004 adapté avec succès la pièce Rhinocéros. « Contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas ! » : cette dernière réplique qui clôt la pièce, dite par le Bérenger de Ionesco, le personnage qui incarne symboliquement la résistance, n’aurait-elle pu s’entendre dans la bouche du Diégo héros de Camus ?

Emmanuel Demarcy-Mota, qui « fait entrer en contact le théâtre et la  fiction », rappelle combien la vie, le théâtre et l’histoire sont liés : ainsi son père, le dramaturge et metteur en scène Richard Demarcy, fut un des premiers à écrire sur la révolution portugaise, et à présenter, avec son épouse l’actrice Teresa Mota, ce travail au Festival d’Avignon (Le programme du Festival In de 1977 annonce la représentation de Barracas 1975, « dans le cadre des Fables théâtrales sur la révolution portugaise »).

Il ajoute, reprenant l’adage de Camus « ni peur ni haine », que l’idée de monter L’État de siège lui est venue après les attentats de Paris, en novembre 2015: « Quand les théâtres ont fermé, j’ai lutté pour leur réouverture le plus rapidement possible ». Le terrorisme, dit-il, est une stratégie qui consiste à développer partout la peur, et la soumission par la peur est bien au centre de l’analyse faite par Camus. On comprend à quel point cette pièce aide Emmanuel à penser à la vie, à affronter les choses de la vie, à affronter la mort, qui est notre apanage à tous.

Le metteur en scène évoque aussi Caligula, et Les Justes où se pose la question de savoir jusqu’où on peut aller — poser des bombes ? — pour défendre une cause. Ou encore, il cite de Pirandello la pièce Six personnages en quête d’auteur, qu’il a particulièrement aimé monter, et dans laquelle est profonde la question de la vie et de l’immortalité du personnage de théâtre, alors que nous, humains, « dépendons du chronomètre, sommes chronométrables ! »

Enfin, rappelant que Camus fut le premier à dire, dès 1948, qu’il fallait « abolir la peine de mort sur toute la planète », il nous confie avoir adopté ce même positionnement, et qu’il ne peut concevoir que l’on mette à mort un être humain.

Almada, le 19 juillet 2018