Au-delà des montagnes

— Par Selim Lander —

Au-delà des montagnesA Madiana. Séance V.O.

Une rue d’une bourgade chinoise pas encore touchée par la modernité ; la même bourgade vue de l’autre côté du fleuve qui la baigne, à moitié pris par les glaces ; un scooter et une Volkswagen (en 1999), une Audi (en 2014) ; des trains vieillots ; une mine de charbon ; une pagode perdue dans le paysage minier ; deux trousseaux de clés en gage d’amour fidèle ; deux chiens ; des vues à couper le souffle sur une ville moderne de la côte australienne ; l’océan Pacifique.

Un couple chinois qui se fait photographier en tenue de cérémonie, avant le mariage devant la photo de l’opéra de Sydney (en 1999) ; seul le futur mari partira finalement pour l’Australie, avec leur fils « Dollar », après le divorce. En 2024, Tao, l’épouse délaissée, assiste au mariage d’une amie avec un Français. Avant de se décider à se marier, Tao a hésité entre Liang-zi, un mineur pauvre et peu communicatif, et Zhang, un jeune homme d’affaires en pleine ascension sociale. Celui-ci, comme de juste, l’emporta.

Tao, abandonnée par son mari et privée de son fils, reporte tout son amour sur son père. Ce dernier, atteint par la limite d’âge finit par décéder. Ses obsèques, en 2014, seront l’occasion pour Tao de revoir brièvement « Dollar », âgé de 7 ou 8 ans, avant qu’il ne s’envole pour l’eldorado australien. Entre temps Liang-zi, désespéré, qui est allé voir si la Chine était plus rose ailleurs, n’a trouvé que d’autres paysages miniers. Il s’est marié, a attrapé une maladie de mineurs, est finalement retourné chez lui avec son épouse, sans l’argent nécessaire pour se soigner. Tao l’aidera mais on devine que cela ne suffira pas à le guérir : exit Liang-zi, l’épouse et le bébé.

En 2024, en Australie, tandis que Zhang qui s’ennuie profondément (un mal des riches), sombre dans la dépression, Dollar, devenu jouvenceau, est lui aussi en plein malaise existentiel. Il refuse par bravade sa « chinéité », tout en ignorant les maux qui le rongent. Inconsciemment à la recherche d’une maîtresse et d’une mère, il croit trouver les deux dans sa professeure de chinois, et finit par convenir qu’il conviendrait mieux de dissocier les rôles, et donc de partir à la recherche de sa mère biologique, laquelle pendant tout ce temps s’ennuie à mourir (étant suffisamment riche pour cela – voir l’Audi) dans la bourgade où elle est restée enfermée. On n’assiste pas aux retrouvailles mais cela ne fait aucun doute : elles auront lieu.

Il se passe beaucoup de choses dans ce mélo, le film (qui dure plus de deux heures) progresse avec lenteur, surtout dans la première partie (1999), où Zhang-ke Jia prend tout son temps pour installer les trois personnages principaux, en particulier celui de Liang-zi, taiseux et rébarbatif, qu’on n’imagine pas en bourreau des cœurs, ce qui fait que la décision de Tao en faveur de Zhang n’apparaîtra aucunement comme une surprise. Il est d’ailleurs tellement dépourvu de charme qu’on n’imagine même pas que Tao ait pu regretter son choix, après son divorce. Curieusement, cette bizarrerie apparaît plutôt comme une astuce du scénario (ou du casting) qu’une erreur.

Pour le spectateur occidental, la dernière partie apparaît trop proche des thématiques des séries télévisées les plus populaires pour retenir vraiment l’intérêt, quoique les belles images de la prospère Australie fassent toujours rêver. Les deux premières parties retiennent cependant bien davantage l’attention à la fois parce que la Chine, sans être tout-à-fait terra incognita, est encore peu présente sur les écrans et parce qu’elle est aujourd’hui le lieu d’un mélange de civilisations inédit. Le film commence, au demeurant, sur la préparation puis le déroulement d’une fête traditionnelle avec une vue saisissante sur une foule serrée, dont on voit seulement les têtes, soudain déstabilisée, comme percutée par une vague. Image d’autant plus frappante que Zhang-ke Jia préfère les plans serrés et les gros plans sur ses personnages. La caméra ménage cependant des temps de respiration en se braquant sur des paysages désolés, baignés d’une lumière grisâtre, peut-être les moments les plus forts du film. Car le cinéma est aussi un art pictural.

L’Atrium à Madiana les 20 et 28 janvier 2016