Antilles. Chlordécone, les victimes refusent d’oublier

— Par Alexandra Chaignon —
L’affaire du chlordécone, ce pesticide ultra-toxique à l’origine de lourdes pathologies, revient sur le devant de la scène, avec en toile de fond le passé colonial de la France…

Partie de Fos-sur-Mer le 1er mai, la Marche des cobayes s’achèvera ce samedi 30 juin à Paris, avant une ultime étape à Bruxelles, la semaine prochaine. Pendant deux mois, ses militants ont sillonné la France pour dénoncer les méfaits de la malbouffe, de la pollution ou des produits toxiques sur l’environnement et la santé. Le tour d’horizon serait resté incomplet sans le débat organisé, ce vendredi, sur le chlordécone. « Un scandale sanitaire qui ne peut rester impuni », estime Michèle Rivasi, députée européenne (EELV), une des organisatrices de la marche. « On a sacrifié la santé de plus de 800 000 personnes depuis quarante ans pour les intérêts économiques de quelques planteurs ! » résume Jean-François Deleume, médecin et représentant d’Eau & Rivières de Bretagne, à l’initiative de cette étape à laquelle participera également le député européen de la France insoumise Younous Omarjee.

Mais de quoi parle-t-on exactement ? À tout le moins d’un dossier aux conséquences sanitaires, environnementales, économiques et sociales préjudiciables, le tout sur fond de griefs néocolonialistes.

Deux événements, survenus ces derniers mois, ont remis le sujet sur le devant de la scène. En février, une étude de Santé publique France révélait que 92 % des Martiniquais et 95 % des Guadeloupéens étaient contaminés par ce pesticide. Puis, entre avril et mai, des résidus de ce même poison étaient retrouvés dans l’eau du robinet des habitants de la commune de Goubeyre, en Guadeloupe. Sans compter ce rapport de l’Anses qui, fin 2017, alimentait la controverse en concluant que les nouveaux seuils européens de chlordécone autorisés pour les volailles et les viandes (multipliés par cinq et dix) étaient suffisamment protecteurs… De quoi attiser l’inquiétude et la défiance de la population antillaise envers les autorités. Une défiance en outre déjà ancienne.

Considéré comme un remède miracle pour lutter contre le charançon du bananier, ce pesticide organochloré a été utilisé massivement dans les bananeraies de Martinique et de Guadeloupe, piliers de l’économie locale, à partir de 1972. Dès 1975, cependant, les doutes s’installent. En juillet de cette année-là, aux États-Unis, plusieurs employés de l’usine qui produit alors le chlordécone, à Hopewell (Virginie), sont victimes de troubles neurologiques à la suite d’une contamination par l’insecticide. Les rivières voisines sont polluées, l’usine doit fermer… L’année suivante, le pesticide est interdit dans tout le pays.
« L’intérêt économique et financier l’a emporté sur la santé publique »

En 1979, le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) le classe comme agent possiblement cancérogène. Il faudra pourtant attendre 1990 pour que la France l’interdise… et trois ans de plus pour que le lobby des planteurs des Antilles cesse d’obtenir des dérogations les autorisant à l’utiliser.

Depuis, il est aussi considéré comme neurotoxique, reprotoxique et perturbateur endocrinien. Des études récentes ont ainsi démontré que le chlordécone pouvait être à l’origine de cancers de la prostate (la Martinique détient le triste record de ce type de cancer). Ses effets délétères sur les fœtus sont aussi reconnus. « Tout avait été dit, tout était su », déplore aujourd’hui Jean-François Deleume.

En 2006, des associations portent plainte contre l’État pour « mise en danger d’autrui et administration de substances nuisibles ». Harry Durimel, leur avocat guadeloupéen, également militant écologiste, reste persuadé que « l’intérêt économique et financier l’a emporté sur la santé publique ». Et que c’est d’ailleurs pour cela que le dossier s’éternise : « Il a fallu six ans de guérilla judiciaire pour que la plainte soit enfin instruite… »

Au fil des années, l’avocat a découvert la « complicité » entre l’État, diverses autorités et de grands planteurs. La déclaration faite aux gendarmes de Yves Hayot, directeur de Laguarigue, la société qui commercialisait le chlordécone, homme issu d’une grande famille de propriétaires terriens, en est une illustration édifiante : celui-ci a reconnu qu’il avait « pratiqué personnellement un lobbying auprès de Jean-Pierre Soisson (alors ministre de l’Agriculture) pour que des dérogations soient accordées ». « Et comment expliquer, interroge Jean-François Deleume, qu’en 2000, l’Institut national du cancer (Inca), alors présidé par l’actuelle ministre de la santé Agnès Buzyn, lance une étude sur le sujet mais l’interrompe en décidant de ne pas y consacrer les moyens nécessaires ? »
« La population a l’impression que la France ne sert à rien »

En 2007, toutefois, les pouvoirs publics s’« emparent » du sujet, lorsque le professeur Belpomme dénonce un « empoisonnement ». Depuis, les plans d’action s’enchaînent. Sans grand résultat, semble-t-il, et aujourd’hui, la colère gonfle contre l’État. « Entre l’annonce de 95 % des Guadeloupéens chlordéconés et l’inaction face aux algues sargasses, je crains que cela ne dérape, confie Harry Durimel. La population a l’impression que la France ne sert à rien. Pire, qu’elle a orchestré son empoisonnement….

Lire la Suite 1 Plus => LHumanité.fr
https://www.humanite.fr/antilles-chlordecone-les-victimes-refusent-doublier-657520?amp