Angelo, un tyran pas doux pour un moment de pur plaisir !

—Par Roland Sabra—

Un ravissement de Michelle Césaire

Le théâtre est aussi un divertissement, qui donne du plaisir et c’est tant mieux! Philippe Person en fait la démonstration avec un texte pas si facile qu’il y paraît. Le talent de Person, à nulle autre pareil, relève le défi avec Angelo, tyran de Padoue, de Victor Hugo.

Angelo Malipieri, aime La Tisbe, comédienne, une -pas-grand-chose, qui aime un déclassé, le proscrit Rodolfo, lui-même amoureux de la Catarina dévote et femme de ce tyran pas doux pour deux sous. Chez Hugo, les choses sont assez simples : les méchants sont méchants et forcément riches, les gentils sont gentils et forcément pauvres et entre les deux, les pervers, forcément pervers puisque se situant entre les deux.

Dans la pièce c’est Homodei, ancien amoureux éconduit de Catarina qui s’y colle. L’emphase hugolienne, désuète et souvent inutile d’un mélodrame sauce Renaissance, complique encore la tâche qui, a pour visée, ne l’oublions pas de faire passer un bon moment au public.

Et bien c’est réussi! La recette est (faussement) simple et (véritablement) efficace. D’abord écourter légèrement le texte, placer en prologue une tirade de la scène 1 de la partie 3, pour contextualiser d’emblée la problématique, ensuite jouer la distanciation, sur un maximum de registres possibles, tout en évitant le décrochage du spectateur.

Le décor ? Le supprimer, trop encombrant, les lumières, faibles pour les rouges et les bleues, violentes pour les blanches, entrecoupées de long moments de pénombres suffisent à dessiner un espace en harmonie avec la scène. L’ambiance sonore, guitare et percussions, très 20 ème siècle, accentue le décalage. Les costumes, d’un classicisme convenu, attendu, le roi est habillé en roi, invitent au contrepoint, et ré-installent le spectateur dans la situation. Puis vient l’essentiel, ce sans quoi il n’y a pas de théâtre, n’est-ce pas Médina?, la direction d’acteurs et le travail des comédiens. Dire le texte avec force et énergie et même précipitation, pour accroître l’intensité du propos, parfois sur les voyelles, demander et obtenir, c’est le plus difficile, des comédiens un phrasé tout en sensualité et en élégance, qui fait glisser sur le velours de la langue les « vous pûtes » et autres « m’épatâtes ». Faire oublier les mots, pour ne retenir que le propos. Parier sur la discontinuité du rythme avec des comédiens aux multiples registres. Dans une scène mais pas plus, surtout pas plus, leur faire jouer le jeu du comédien qui joue à jouer, par exemple en anticipant l’inévitable évanouissement de la femme tout à coup détrompée. Surprendre le spectateur, toujours le surprendre.

A ce jeu du talent Anne Priol en Tisbe amoureuse triomphe avec aisance sans pour autant éteindre ses partenaires, dont elle sait qu’ils lui sont nécessaires. Souci d’homogénéité sur le plateau revendiqué par la direction d’acteurs. Il faut citer Florence Tosi, en Catarina un peu bigote, Pascal Faber, en Rodolfo éternel adolescent, Olivier Guilbert en fourbe satanique et Alexandra Galibert en servante complètement dépassée. Et Pierre Santini, géant massif, monolithe imperméable aux subtilités de la gent féminine. Et toujours chez Hugo un discours sur l’absolue nécessité d’une émancipation des opprimés, sur les ressources inestimables de noblesse, de grandeurs et de richesses celées au coeur du peuple. La leçon de magnanimité de La Tisbe est exemplaire. L’Angelo,de Person révèle un Hugo féministe avant l’heure, mais partagé entre Juliette Drouet et sa femme. L’issue voit l’amour triompher : le théâtre comme une réparation. Un moment de pur bonheur!

Ce moment de pur bonheur nous est offert par Michelle Césaire, qui une fois encore nous confirme la sûreté de ses choix en matière de programmation. Du théâtre importé diront les courts d’esprits à la myopie sélective quant à la programmation qu’elle propose. Et qu’ils se souviennent de ce que l’on ose parfois montrer sur la scène dite « nationale »!


Michelle Césaire fait œuvre de pédagogie au sens le plus noble du terme depuis des années, elle participe avec intelligence, avec brio, à notre éducation théâtrale. Chaque année elle nous offre une leçon de théâtre, comme ça, l’air de rien, pas « ramenarde » pour deux ronds, avec une modestie qui n’appartient qu’aux grands. Certes il y eût des moments difficiles,comme le peu d’écho à l’admirable travail de Guy Rétoré La Femme comme champ de bataille de Matei Visnièc, en 2000, mais aussi des succès flamboyants l’Andromaque de Justine Heynemann de l’an dernier et souhaitons-le l’ Angelo de cette rentrée. A travers ce qu’elle nous fait découvrir, elle montre du doigt la situation d’oppression que connaissent les femmes, la négation de leurs désirs, la soumission à un ordre patriarcal, la brutalité de l’ordre masculin qui les réprime. Que le court d’esprit qui trouve qu’il s’agit de problèmes « importés » lève la main. Il a gagné.

Insondable mystère martiniquais : comment se fait-il qu’on ne lui ait pas confié de plus grandes responsabilités dans la programmation culturelle? Il est souhaitable que ce ne soient pas toujours les mêmes qui lèvent la main!

Roland Sabra