Aimé Césaire, un penseur éruptif

— Max Pierre-Fanfan, Journaliste/Écrivain  —

L’hommage rendu mercredi 10 avril 2019 au Panthéon à l’homme politique et poète martiniquais Aimé Césaire (décédé le 17 avril 2008) à l’occasion de la publication de ses écrits politiques (sous la direction d’Édouard de Lépine et de René Hénane) a ravivé sa pensée plus éruptive et présente que jamais.
Sa mémoire ne se réduit pas à l’évocation voire à l’invocation d’un simple passé. La pire faute qui puisse être commise serait de considérer ce passé comme oublié, oblitéré;;;Quelque chose de ces moments ou de ces évènements historiques, nous sont aujourd’hui transmis. Ces derniers aussi loin soient-ils de nous dans l’espace et dans le temps nous concernent tous .ils constituent notre présent réminiscent dans une histoire toujours à requestionner. Citer le passé n’a que très peu de sens autre qu’antiquaire ou nostalgique si l’on ne s’acquitte pas du souci de le citer à comparaître, de le citer au procès toujours ouvert de notre histoire présente. Les écrits politiques d’Aimé Césaire, à l’instar de ses œuvres poétiques et littéraires, témoignent, construisent une filiation, déroulent des fils afin que nous puissions, nous et nos descendants, configurer quelque chose de cette histoire qui nous a formés. Ces œuvres confient à l’oreille de l’avenir les sensations persistantes qu’elles recèlent encore. Le temps devient alors réversible. Les couloirs où circulent passé et présent apparaissent grands ouverts.
« Quand meurt un poète ses images les plus belles, ses œuvres les plus marquantes comme aussi les paroles les plus quotidiennes sont aussitôt gardées dans des fissures imperceptibles de l’improbable et dans des failles mystérieuses du temps où les plus audacieux les consultent. La poétique de Césaire est de volcans et d’éruptions, déchirée des emmêlements de la conscience parcourue de flots déhalés de la souffrance nègre avec parfois une surprenante tendresse d’eau de source et partout des boucans de joie et de liesse. Le lecteur Français lui reproche quelquefois un manque de mesure. Mais cette mesure là est la mesure d’une démesure, celle du monde. Le poète est celui qui raccorde les beautés de son héritage, de son devenir dans le monde. Mais Césaire n’a pas oublié les plantations ni le bateau négrier. Cette réfutation par Césaire d’une légitimité de la colonisation en son principe comme dans son apologie dans les faits. » . Cette réflexion d’Edouard Glissant à propos des œuvres littéraires de Césaire vaut aussi pour ses écrits politiques; elle corrobore l’analyse de René Hénane ; « jamais l’élan poétique n’a autant fait corps avec l’élan politique. Il est difficile, voire impossible de trouver dans le champ littéraire un homme dont la conscience soit aussi puissamment ancrée dans l’histoire et qui dans l’accomplissement de son destin et celui de son peuple mêle avec autant de rageuse conviction; l’éclat du verbe et l’ardeur de l’action. Jamais autant que dans les discours officiels l’expression magie du verbe(…) n’a revêtu une telle présence dans l’action. Aimé Césaire a mis sa parole incandescent au service de l’engagement politique », (Écrits politiques. Discours à l’assemblée nationale 1945-1983).
Le penseur, l’homme politique, celui de l’éternel retour est un individu universel. « Sa bouche fut la bouche des malheurs qui n’ont point de bouches. Sa voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir »,(Cahier d’un retour au pays natal). L’homme politique engagé parlera de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme » (Discours sur le colonialisme).

Discours de la Sorbonne

Les passés cités valent aussi à porter plainte contre les états présents de l’injustice, à se protéger contre la résurgence de l’horreur. La répétition infernale rétablit en effet sans cesse la charge de l’évènement traumatique, la remémoration et la douleur du contentement au silence. Seul le mémorial collectif, l’histoire sans cesse en quête de sens peut, au-delà de la répétition, du silence de la mort, protéger contre la résurgence de l’horreur et ouvrir quelques appuis pour dire avec des mots d’emprunts quelque chose de la vérité.
Depuis le discours de la Sorbonne prononcé par A.Césaire le 27 avril 1948, lors de la commémoration du centenaire de l’abolition de l’esclavage, le monde a connu de grandes et profondes évolutions…Or ce texte (Écrits politiques tome 2) n’a pas pris une ride…Il garde tout son sens, une éloquence et la morale qu’il faut pour notre temps présent. Tout ce qui touche dans ce discours de la Sorbonne au racisme semble douloureusement prémonitoire. « Le racisme est là, en Europe. Il attend de nouveau son heure, guettant la lassitude et les déceptions des peuples. En Afrique, il est présent, actif, opposant musulmans, chrétiens, juifs, arabes. Blancs et noirs; et faussant radicalement l’angoissant problème du contact des civilisations ». Pis, ce sombre tableau se répand à l’échelle mondiale. C’est plutôt la sinistre actualité du propos qui déconcerte. Il faudrait réfléchir à une anthropologie des survivances; comprendre pourquoi certains crimes contre l’humanité, tel l’esclavage, la traite négrière ou des discriminations de toutes sortes, sont à la fois notre antiquité et notre contemporanéité. L’humain est-il un vrai défi? N’est-il pas donné une fois pour toutes?.
Quelques rappels historiques: 12,5 millions d’Africains furent embarqués de force vers les Amériques entre le 16 ème et le 19 ème siècle; 10 à 11 millions ont survécu à la traversée de l’océan atlantique. De nos jours encore l’esclavage ( moderne) perdure. Il concerne, selon le « Global slaverix index » plus de 45 millions de personnes. Cet esclavage peut prendre différentes formes; du travail forcé à l’exploitation sexuelle, en passant par l’esclavage d’État ou le mariage forcé. Le travail forcé lui touche 25 millions de personnes en majorité chez les particuliers, mais aussi dans des usines, sur des chantiers, dans les champs. Parmi les travailleurs forcés quelques millions de personnes sont contraintes de se prostituer et un peu plus de 4 millions sont victimes de travail imposé dans leur pays.

Négritude

Cela dit, traite négrière et ventes aux enchères d’êtres humains sont encore de mise de nos jours. Un reportage de la chaîne américaine CNN publié mi-novembre 2017 sur la traite de migrants subsahariens en Libye a mis en exergue des images chocs que l’on croyait révolues pour toujours. L’organisation internationale pour les migrations (OMI) a recensé près de 17000 personnes noyées ou disparues en mer méditerranée de 2014 à 2018.
Les deux dernières décennies ont été émaillées par de nombreux génocides dont celui du Rwanda qui a vu plus de 800.000 personnes tuées en 100 jours par des miliciens Hutu; pour l’unique raison qu’elles étaient Tutsi. Aujourd’hui, l’on constate partout dans le monde une montée des nationalismes; une banalisation des injures et des actes racistes.Prendre position, refendre, pratiquer une fente, une fissure dans un état de fait que d’aucuns voudraient inéluctable. Cette nécessité de refendre cette représentation de l’histoire, y pratiquer une brèche, y ouvrir un espace pour de nouvelles possibilités ou lisibilités. A.Césaire pris position, il s’engagea. Il fit entendre les mots qui ne furent jamais dits, qui restèrent au fond des cœurs. Il fit parler les silences de l’histoire; « ces terribles points d’orgue où elle ne dit plus rien et qui sont justement des accents les plus tragiques », (J. Michelet). Césaire n’a jamais oublié le sort de l’homme noir et de l’être dans son acception la plus large. Le mot négritude qu’il a contribué à inventer et à lancer avec la complicité de Léopold Sédar Senghor, Léon Gontran Damas n’a jamais été de l’ordre du biologique. La négritude ne fut ni une philosophie, ni une métaphysique, ni une prétentieuse conception de l’univers, ni un pathétisme, ni un dolorisme Elle était pour lui, sursaut de dignité, refus de l’oppression, combat contre l’inégalité, révolte contre le réductionnisme européen. Voila également comment il la définissait, « par ces temps de racisme, la négritude était tout simplement une affirmation du fait que le noir était noir, nous l’acceptions ainsi que la reconnaissance d’un certain passé et em même temps, c’était une manière de dire que c’est de ce passé que devait sortir l’avenir d’un groupe auquel nous appartenons…Comme le mot nègre nous était jeté comme une injure, nous l’avions ramassé et nous en avions fait une parure ». Pour le philosophe Jean-Paul Sartre aussi, la négritude n’avait rien de racialisant, « il était un chant de tous pour tous. Ce chant pouvant être repris par les foules des affamés, des indignés, des laissés-pour-compte; par tous ceux qui ont tout perdu aujourd’hui. A.Césaire était sensible aux problèmes du monde noir, mais également à ceux des opprimés en général », précisait Sartre;
L’engagement d’Aimé Césaire se voulait ré-enracinement certes, mais également, épanouissement, dépassement, conquête d’une nouvelle et plus large fraternité. Ses œuvres tant politiques, poétiques que littéraires ont accompli leur parcelle d’humanité. Aujourd’hui, les forces et les puissances d’avenir sont déjà là, elles frappent à la porte. Il s’agit de faire surgir des visions du chaos; de cadrer dans une brusque lumière une vision qui apparaît à travers la fente. Dans cette brèche ouverte entre le passé et le futur devenir des lucioles, des porteurs de clarté à l’instar d’Aimé Césaire.

Max Pierre-Fanfan, Journaliste/Écrivain .

PS:Les écrits politiques d’Aimé Césaire sont le fruit d’un véritable travail de clercs orchestré par Édouard de Lépine, et René Hénane. Ils regroupent, en cinq volumes, 459 textes (discours, lettres, articles, entretiens, préfaces, essais…). Ils retracent la vie d’Aimé Césaire, l’homme politique, de 1935 à 2008.
Édités aux Nouvelles éditions Jean-Michel Place. Sous coffret, 120 euros.