« Adresse d’Elisabeth Badinter aux femmes qui portent la burqa » : un bel article?

— Par Roger BELLEMARE—

burqa_niqab-325J’ai reçu récemment dans un e-mail, transféré cinq fois,  la photocopie d’un article de Mme Badinter paru le 9 juillet 2009 (!) dans le Nouvel Observateur, intitulé : « Adresse à celles qui portent volontairement la burqa » avec comme seul commentaire : « bel article ».  J’ai lu et relu cette adresse et, j’en suis désolé, je ne trouve pas que ce soit un « bel article », mais plutôt un article  consternant.
Pour comprendre celle qui parle, il faut savoir qui elle est et d’où elle parle. Elisabeth Badinter est la fille de Marcel Bleustein Blanchet, elle est féministe mais aussi femme d’affaires. Actionnaire majoritaire du conseil de surveillance du groupe Publicis (4° groupe mondial de publicité) créé par son père, ce qui lui donne collectivement avec sa famille la 51ème fortune de France. Elle fait partie de la gauche sociale-démocrate.
Enfin, elle n’ignore pas que l’Article 9-2 de la Convention Européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales prévoit que : « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions… que celles… nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Mais Mme Badinter sera suivie et la loi française du 10 octobre 2011 stipulera « nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage ». Cette contradiction a été portée devant la Cour européenne des droits de l’homme et est en voie de réexamen par le Conseil Constitutionnel.

Voyons, reprenons quelques extraits de cet article :
Se prévalant des « plus hautes autorités religieuses musulmanes », elle apostrophe les femmes voilées : « Allez-vous continuer à cacher l’intégralité de votre visage ? ». Or Il n’y a pas d’Eglise musulmane, pas de hiérarchie donc pas de « plus hautes autorités religieuses » comme chez les catholiques, mais des « savants de la religion ». Par ailleurs, elle semble oublier que d’autres « hautes autorités musulmanes » disent que si une femme pense que sa relation à Dieu  passe par le port du voile, il faut respecter cette  croyance.
Pour appuyer son point de vue, elle argue que les femmes voilées suscitent la «défiance et la peur » –  trouble de l’ordre public ? – mais les nègres aussi, et certains se blanchissent la peau pour essayer d’être moins visibles ! La peur de celui qui est différent est une attitude fréquente, mais le rôle de Mme Badinter ne devrait-il pas être de tout faire pour éduquer ses concitoyens au respect de la différence ? Afin de lutter contre ce fait : les actes islamophobes sont en hausse en France, selon l’Observatoire national contre l’islamophobie. Ils ont enregistré un bond de 11,3% sur les neuf premiers mois de l’année par rapport à la même période en 2012. (TF1 News). Il est clair que ce sont ces femmes voilées – infime minorité des femmes qui circulent en France – qui provoquent ces désordres !
Mme Badinter s’indigne que ces femmes refusent «tout contact, toute relation, et jusqu’à la connivence d’un sourire». A-t-elle cherché ce contact ? Il faut être une occidentale imbue de sa supériorité pour exiger la «connivence d’un sourire» ! Il me semble que chacun-e devrait avoir le droit de sourire à qui lui plaît et quand cela lui plaît ! Ce sont les « inférieur-e-s » qui sont tenu-e-s au sourire de connivence.
Elle continue : «vous nous signifiez brutalement que … nos combats ne sont pas les vôtres». C’est un peu fort que cette dame accuse de « brutalité » ces femmes qui vont à leurs affaires, n’est-ce pas plutôt son papier qui est brutal et exclut tout dialogue et donc le combat commun qu’elle prétend souhaiter ? Et puis, à chacun-e son combat !
Elle accuse les femmes qui portent la burqa de «subversion (elle évite le mot de terrorisme), provocation ou ignorance» et «d’offense » à elle qui veut les libérer. Voila des mots qui doivent permettre le débat « démocratique » entre égales! Enfin ces femmes adresseraient « une gifle… à toutes leurs sœurs opprimées…» qui combattent pour leur liberté en Arabie saoudite…

Mme Badinter est-elle bien placée pour donner si violemment des gifles aux femmes qui portent volontairement la burqa en France ? Je dis non. En effet elle prétend que sa « démocratie » est moderne et «tente d’instaurer transparence et égalité des sexes». Démocratie? La politique socio-économique suivie actuellement par le gouvernement est-elle celle que le peuple français a choisie en mai 2012 ? L’attitude de la Ministre chargée de l’Enseignement Supérieur vis-à-vis de l’UAG est-elle celle d’une démocrate ?… Transparence ? Quand tant d’affaires montrent l’opacité du fonctionnement de tant de rouages du système français ?… Egalité ? Entre ceux qui s’enrichissent de plus en plus vite en ne faisant rien et ceux qui s’appauvrissent en travaillant ?
Egalité des sexes ? On « tente » dit-elle, mais le mardi 10 décembre 2013 le Parlement Européen a rejeté le rapport Estrela, rapport reconnaissant le droit à la contraception, à l’avortement et abordant […] la procréation médicalement assistée ou l’éducation sexuelle.
Il me semble aussi que les tentatives du militantisme féministe de Mme Badinter ne change pas rapidement les réalités dans l’accès  au travail, les salaires, les soins des enfants, les responsabilités politiques… pour les  femmes en France et en Europe. Il y aurait encore pour elle beaucoup à faire plutôt que de vouloir dévoiler quelques femmes !
La conception qu’elle a de la liberté des femmes l’amène à  défendre la prostitution (au nom de la liberté de ces femmes !), à attaquer la loi pénalisant le client (au nom de la protection de la sexualité masculine !) et à se taire à propos des publicités sexistes de Publicis (11 février sur France Inter). La liberté des femmes est une chose, les affaires en sont une autre.
Nous ne dirons pas que cette dame gifle celles de ses sœurs qui luttent au ras des réalités pour libérer les femmes dans son pays. Et je ne parle pas de cette énorme majorité des prostituées venant d’Afrique et de « pays de l’Est » prisonnières de maffias.

Revenons au texte de ce « bel article » :
Mme Badinter dévoile la réalité de sa croisade en enfourchant le cheval de la xénophobie : «…pourquoi ne pas gagner les terres saoudiennes ou afghanes… ? » lance-t-elle. Elle est dans la ligne de la dérive droitière de la France : elle a signé un texte contre le foulard au travail avec Alain Finkielkraut, « philosophe » d’extrême droite. Elle rejoint ainsi Philippe de Villiers : « La France, on l’aime ou on la quitte », et Mr Sarkozy en 2006 : « S’il y en a que ça gênent d’être en France… qu’ils ne se gênent pas pour quitter un pays qu’ils n’aiment pas ». Enfin M. Valls, qui dit en mars 2013 : «les Roms ont vocation à rester en Roumanie ou à y retourner». Puis en septembre : «il n’y a pas d’autre solution… que de renvoyer leurs occupants [des campements] dans leur pays d’origine… » Et je n’évoque pas les derniers « incidents » concernant Christiane Taubira. Où donc se situent la brutalité et le mépris ? Ces discours ne provoquent-ils pas la montée de l’islamophobie et, en réaction, l’augmentation du nombre de celles qui adoptent le voile?
Non décidément je refuse de croire « Elisabeth Badinter – Martiniquais-es, même combat ».
Il me semble que la France est surtout occupée à défendre ses intérêts économiques et n’a cure de la situation des femmes voilées en Arabie Saoudite et au Qatar. A moins que l’on croie que les juteux contrats d’armement que F. Hollande vient de conclure avec l’Arabie saoudite sont un puissant soutien à la lutte des femmes de ce pays ? En Lybie « libérée » par la France, le Conseil national de transition recommande de considérer la Charia comme la principale source de la législation. Et la tendance est la même en Afghanistan « libre ».
Dans un Rapport sur « l’intégration » commandé par J-M Ayrault et remis récemment, les auteurs, le sociologue Fabrice Dhume et le consultant en ressources humaines Khalid Hamdani, écrivent que « le terme d’ « intégration  » […] adresse, malgré ses dénégations, un message très explicite d’assimilation : on conditionne l’accès à la citoyenneté à une adaptation préalable des populations […] vues comme toujours étrangères et sans cesse à intégrer. En pratique, l’injonction d’intégration n’a pas de fin et les personnes et les groupes qui en sont la cible font chaque jour l’expérience d’une précarité de leur condition politique : ils ne sont jamais vraiment considérés comme légitimement et normalement français. » (Toutes ressemblan-ces avec ce qui se passe en ce moment à St Domingue…) Selon les rapporteurs, le sens de la laïcité est de « protéger a priori la liberté de croyance et d’autoriser la manifestation, publique comme privée, de son appartenance religieuse dans la mesure où cela ne trouble pas l’ordre public. » Ce rapport fait l’objet de gros débats en France et il semble que le gouvernement fait déjà marche-arrière. Il se trouve que je me situe plutôt du côté de ses rédacteurs que de celui de Mme Badinter, de M. Valls…
J’exprime donc ici mon étonnement quant à l’intérêt suscité par ce papier déjà ancien en Martinique. On dirait qu’il suffit qu’un dominant européen prenne la parole de toute sa hauteur pour que nous acquiescions avec « un sourire de connivence ».
Pourtant dans notre pays, la Martinique, quelques auteurs ont essayé de nous apprendre à réfléchir sur les rapports dominants-dominés, sur la solidarité des opprimés, je pense à Fanon, à Césaire, à Glissant…  et il y en a d’autres parmi les jeunes universitaires, en particulier des femmes, qui tentent de nous aider à « germer une tête bien » nôtre…
Roger BELLEMARE