6 mai 1853 – 6 mai 2014

161 ans de mémoire indienne : Héritage et rupture

— Par Diana Ramassamy —
indiens_matnik-1En mai, la fédération Terre d’Union commémore l’arrivée du premier convoi de travailleurs indiens en Martinique. Pour la première fois, grâce à une initiative privée, une stèle sera érigée, au Lamentin, en hommage aux engagés qui ont péri sur les habitations coloniales. L’occasion est donnée de pousser la réflexion sur la transmission mémorielle entre héritage et rupture.

La mise en tension des termes «héritage» et «rupture» interroge sur la manière dont des individus, des familles, des peuples, des communautés font face à leur passé en cherchant à maintenir un équilibre, souvent fragile, entre continuité et rupture.

L’immigration est une rupture qui pousse individus, communautés et pays d’accueil à prendre conscience d’un héritage culturel et à se positionner par rapport à lui. Comment ces mémoires s’inscrivent-elles en Martinique? Des lieux de mémoire qui pourraient témoigner de la prise de conscience, par la Martinique, de l’héritage culturel des immigrants indiens se font encore attendre.

Les immigrants, pauvres, et sans protection avaient apporté avec eux leurs langues et leurs habitudes alimentaires mais aussi leur religion multiforme avec ses fêtes, ses distinctions sociales et de castes, ses divinités pour les autels domestiques, parfois des cailloux lisses et colorés qui avec un effort d’imagination supplémentaire tenaient lieu d’images; ses tambours et ses cloches associés au culte; d’autres instruments de musique; des fragments de leurs gros livres sacrés; parfois même de la vaisselle de tous les jours.

Il aurait été possible, à partir des objets apportés par les immigrants et de leurs souvenirs des fêtes et des rites religieux, l’ensemble constituant une espèce de mémoire populaire de reconstituer cette civilisation, plus facilement que celle des mayas. Dire que les immigrants n’apportèrent pas grand chose de l’Inde serait une erreur; ils apportèrent leur civilisation. Quand bien même, peut-être, ils n’auraient su la décrire, hormis dans les détails qui leur étaient accessibles – les épopées auxquelles ils rapportaient presque tous les faits et gestes des hommes; les fêtes et les rites qui théâtralisaient l’année et surtout, leurs idées profondément enracinées sur les convenances – l’Inde continuait de vivre en eux, même quand nos ancêtres ont commencé à oublier la langue.

Les immigrants vivaient selon leur instinct; et cette vie instinctive et indéfinie leur donnait la possibilité, à cette époque sans téléphone, ni radio, ni cinéma, de voyager loin de chez eux avec leur civilisation intacte. Mais c’est pour cette même raison que la civilisation transportée, qui existait pour l’essentiel dans leur esprit, était fragile et risquait de périr ou de s’estomper au bout d’une ou de deux générations. C’est pour cette raison aussi, parce qu’ils vivaient avec quelque chose qui se passait de définition, que les immigrants apportèrent avec eux si peu de souvenirs vivants du pays qu’ils avaient quitté.

Pour ma génération, quand un nouveau sentiment de l’histoire nous conduisit à nous interroger sur les circonstances de la migration des premiers travailleurs indiens, il était trop tard. Non que nos ancêtres aient oublié ou voulu oublier d’où ils venaient. Beaucoup de personnes âgées que nous aurions pu interroger étaient mortes et certains survivants tombèrent dans les travers de l’imagination coloniale, en se fabriquant des ancêtres et un passé parfois à leur convenance.

Aujourd’hui, pour faire l’expérience de l’Inde et connaître ses détails et son aspect, il faut y aller soi-même. En conclusion, pour un migrant dont la vie est partagée entre deux espaces et deux univers de référence, la transmission de la mémoire s’avère une opération problématique. L’entre-deux constitue souvent un souvenir douloureux, non reconnu par la société d’accueil, et difficilement assimilable dans l’imaginaire de ses descendants. Pour pallier ces silences de la mémoire individuelle et collective, les descendants d’indiens, par leurs actions associatives, ont à cœur d’affermir le lien entre les générations.

Diana RAMASSAMY
Présidente de la Fédération Terre d’Union (Nilam Sangha)