Christiane Emmanuel : « Je remets le couvert : Indigestion »

— par Janine Bailly —

« Mangeons all inclusive, suite… ». De quoi s’agit-il ? Deux représentations, cette semaine, à Tropiques-Atrium, pour ce spectacle, extrait d’une trilogie  sur le mal-être, que Christiane Emmanuel dit avoir écrite en 2008, à partir d’un constat fait sur nos comportements alimentaires. Qu’en est-il, se demande-t-elle, dix ans après ? Que sont nos rapports à la nourriture, et par-delà, au monde ?

Dans le billet de présentation très explicite que la chorégraphe a elle-même rédigé, il est question de fast food. Ça, on ne connaît que trop, “ça” qui prolifère sur l’île ! Il est question de junk food, en français malbouffe, pléonasme en quelque sorte pour fast food. Question encore de pornfood, une tendance qui s’est emparée des réseaux sociaux, et qui consiste à prendre en photo ce que l’on mange, en le présentant sous ce qu’on pense être son plus beau jour, afin d’allécher de potentiels “amis”.

Ici, le son d’abord, comme sorti d’une forêt profonde, mystérieux, annonciateur de quelque sortilège. La lumière initiale comme retenue, rematérialisant les contours d’un espace blanc posé sur la scène, occupé en chacun de ses angles par un corps, ou couché, ou allongé, ou recroquevillé, dans ses habits bruns. L’éclat plus prégnant d’une chevelure rase et verte. Au centre, un bloc, couvert d’une toile grise, un peu la Kaaba du lieu. Puis les quatre corps, deux féminins deux masculins, se déplient enfin lentement, hésitent, s’approchent, tentent un toucher de l’objet encore non identifié, se reculent, comme sous l’effet d’une brûlure. Passage au noir. Retour de la lumière, puissante à présent, sur ce qui s’avère être un coffre à deux anses, dévoilé, couleur de neige et clos comme un réfrigérateur, Moloch des temps modernes. Quel secret enferme-t-il ? On lui fait la cour, on le choie, le caresse, devant lui “la danse des sept voiles”. On se le dispute jalousement aussi, on se l’arrache, lui faisant parcourir l’espace blanc sur son périmètre et sur ses diagonales.

Et s’achève cette partie d’une histoire, qui nous était suggérée, épisode  pour moi le plus plein parce que mettant en jeu, dans une recherche commune, les quatre danseurs. Suivront, pour l’essentiel, des solos, entre sérieux et sourire, entre tragique et comique, burlesques souvent, soutenus par une bande-son répétitive et hypnotique, ou solitaires dans la profondeur lourde du silence qui s’abat sur une salle au souffle retenu. Du coffre chacun à tour de rôle extraira alors un objet alimentaire, et le propos deviendra clair, démonstratif, signifiant avec gravité ou ironie nos addictions, nos rapports compulsifs à la nourriture, mais aussi les conflits — à l’exemple de ce sandwich qu’avec parcimonie l’un finira par partager, poussant l’autre à happer des morceaux jetés à même le sol. Mais signifiant aussi l’indubitable sensualité qui se lie à l’acte de manger, quand l’homme redessine, d’un faisceau de légumes verts, les contours des silhouettes féminines, avant de dévorer sauvagement quelques brins de cette même verdure.

Les corps, jouant de leur souplesse et de leur grâce autant que de leurs contorsions et distorsions, se soumettent à la tyrannie de l’objet-aliment. On retrouve dans ce second temps du spectacle l’audace du premier tableau, monté en 2008 par Christiane Emmanuel, et qui désacralisait, dans sa débauche, la nourriture et l’acte de manger, en un écho atténué et lointain à La grande Bouffe du cinéaste Marco Ferreri. Mais l’angle d’approche est légèrement décalé, plus complexe puisqu’ici le regard critique peut être porté  sur la sanctification de ce qui sera mangé, quand, dans une parodie d’élévation, la danseuse de ses bras tendus montre, en offrande vers le ciel, le flacon — de moutarde ? — dont elle s’est emparée, s’en pourléchant autant que s’en badigeonnant ongles de mains et de pieds. Attraction/répulsion, de sa robe elle essuie frénétiquement le liquide qui a fusé au sol. Du sacré au trivial, sa comparse, après s’être empli le ventre jusqu’à devoir s’en vider dans de sonores borborygmes, s’enduira avec délectation le visage d’une pâte brune, qui pourrait bien s’apparenter à du Nutella !

Et quand prendra fin la représentation, après un simulacre de pique-nique, assorti d’une séance sportive débridée réunissant comme à l’ouverture danseuses et danseurs, c’est un plateau maculé de déchets qui subsistera, triste métaphore d’une société sans conscience, en passe de détruire, par son égoïsme cruel et son indéfectible insouciance, le monde si beau qui lui avait été confié !

Janine Bailly, Fort-de-France, le 10 novembre 2018

 

Photos & vidéo Paul Chéneau