Avec «Lincoln», Spielberg blanchit le combat abolitionniste

 

Par Philippe Marlière

Acclamé par les critiques, Lincoln est présenté comme l’un des films les plus achevés de Steven Spielberg : « sobre, complexe et historiquement fidèle » ; ainsi perçoit-on de manière générale cette œuvre. Certaines plumes parlent d’une lecture froide, délibérément antiromantique de la période ; une « esthétique réaliste » qui donne l’apparence du « vrai ». Spielberg n’a-t-il pas jeté une lumière crûe sur le monde interlope de la politique washingtonienne d’alors ; un univers raciste, misogyne, gangréné par les magouilles auxquelles « Honest Abe » prête même implicitement son concours ?

Je ne partage pas cette lecture trompeuse car elle passe à côté de la réalité du combat abolitionniste aux Etats-Unis. En montrant que l’abolition de l’esclavage était le fait de politiciens blancs éclairés et en écartant de cette lutte les Noirs, Spielberg a fait un choix aussi étonnant que tendancieux.

Spielberg récidive

En dépit du titre, Lincoln n’est pas un biopic consacré au seizième président des Etats-Unis. Celui-ci y joue un rôle relativement secondaire et l’histoire mise à l’écran ne couvre d’ailleurs que les quatre derniers mois de la vie du président. Le thème principal est l’abolition de l’esclavage officiellement entérinée par la Chambre des représentants en janvier 1865 avec le vote en faveur du 13e amendement de la constitution.

En passant sous silence la contribution décisive des Noirs à l’abolition de l’esclavage, Steven Spielberg a pris des libertés étonnantes avec l’Histoire. Notons que c’est un récidiviste en la matière. Filmée en 1993, La Liste de Schindler relatait l’histoire d’un industriel allemand qui sauva de la déportation à Auschwitz-Birkenau quelques centaines de juifs. Ici, le thème principal de ce film était la Shoah. Stanley Kubrick a résumé de manière fort éloquente le malaise que ce film avait suscité chez certains spectateurs : « La Liste de Schindler traite de 200 juifs qui ont survécu. La Shoah concerne six millions de juifs qui ont péri ». Si Schindler est un choix « vrai », il n’en demeure pas moins qu’il est peu pertinent. Car traiter de la Shoah sous un angle qui déforme et brouille les pistes, qui minore implicitement la portée de cet événement est un acte dangereux. En zoomant le comportement atypique et anecdotique d’un citoyen allemand, un public peu sensibilisé à la question se souviendra du sort de ces quelques centaines de juifs rescapés et oubliera celui des six millions qui ont été gazés.

Les Noirs, des personnages passifs et dépolitisés

Avec Lincoln, Spielberg observe encore à la loupe l’Histoire. Il met en scène les débats parlementaires de quelques dizaines de représentants (blancs) et révèle le parti-pris abolitionniste de Lincoln. Les Noirs ne jouent aucun rôle dans cette histoire, si ce n’est celui de spectateurs passifs et dépolitisés.

Le film débute pourtant de manière prometteuse. Lincoln rend visite à un campement militaire et engage une conversation avec deux soldats noirs. Le premier, un caporal, lui confie que les Noirs sont victimes de discrimination dans l’armée. Le deuxième soldat prend congé en récitant les dernières phrases de l’adresse de Gettysburg (discours de Lincoln le 19 novembre 1863) : « [N]ous sommes ici hautement résolus à ce que ces morts ne seront pas morts en vain ; que cette nation, si Dieu le veut, verra renaître la liberté ; et que le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple, ne disparaîtra pas de la terre ».

Après ce prologue, les Noirs disparaissent quasiment de l’écran. On les aperçoit épisodiquement tels des objets impuissants d’une Histoire qui se fait pour eux, mais dans laquelle ils ne jouent aucun rôle actif. Pourtant, Washington regorgeait d’une population noire politisée pendant la Guerre civile. Elizabeth Keckley (qui publia ses mémoires en 1868) et William Slade étaient au service du couple Lincoln à la Maison blanche. Keckley dirigeait un groupe de femmes chargées de la collecte de vêtements et de nourriture au profit des réfugiés noirs du sud. Slade était un membre influent de la Social, Civil and Statistical Association ; une organisation noire qui tentait de promouvoir la cause abolitionniste et les droits civiques des Noirs. Dans le film, Keckley est assise aux côtés de Mary Todd Lincoln, silencieuse et soumise, lorsque celle-ci assiste aux débats à la Chambre des représentants. Slade apparaît comme un majordome débonnaire. Aucun passage du film ne rend compte des activités politiques de ces deux personnages. Thaddeus Stevens, l’abolitionniste radical, vit en concubinage avec sa gouvernante noire. Lorsque le 13e amendement est adopté par la Chambre, Stevens apporte chez lui le document officiel qu’il remet à son amante. Avec cette scène, Spielberg renforce symboliquement le message général du film : l’émancipation des Noirs est un don des Blancs et, non le fruit d’une lutte politique à laquelle la population noire a été associée.

Il est également intéressant de noter qu’un premier scénario, rédigé par John Logan, avait pour ambition de se pencher sur la relation d’amitié qui unissait Lincoln à Frederick Douglass, un militant abolitionniste noir. On rapporte que Spielberg, mécontent du résultat, abandonna le projet et confia la tâche d’écriture à Tony Kushner qui décida de baser le film sur l’épisode du vote du 13e amendement. Douglass n’est même pas mentionné dans le film.

07 février 2013

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