2147, et si l’Afrique était…

— Par Roland Sabra —

Un mythe ? Une invention européenne ? Une paresse intellectuelle de l’Occident ? Un concept fourre-tout ? Un évitement de la pensée ? Le produit d’une attitude globalisante pour ne pas avoir à prendre en compte une infinie diversité, un jaillissement d’incommensurables possibilités dans le refoulement d’une altérité sans laquelle pourtant, on ne peut être nommé, on ne peut être au monde. Tenue d’Arlequin aux dix mille couleurs, elle est une, en ce costume et multiple en ce qui le compose. Dans la note d’intention qui accompagne la création de « 2147, et si l’Afrique disparaissait », le metteur en scène Moïse Touré écrit : « «L’Afrique contient nos archives,[…] (elle) abrite encore avec l’Asie, les enjeux de l’ancien temps. L’Occident a nommé ce continent, réfléchir l’Afrique, c’est réfléchir à nos fragments de violence, de conquête, notre poétique. L’Afrique m’aide à penser notre humanité; elle est partout ».

Comme en écho à cette vision kaléidoscopique le metteur en scène a sollicité des textes auprès des Alain Béhar, Claude-Henri Buffard, Hubert Colas, Dieudonné Niangouna, Odile Sankara, Jacques Serena, Fatou Sy et Aristide Tarnagda auxquels il a ajouté des écrits de Bernard-Marie Koltès, Aimé Césaire, Leonora Miano et bien d’autres hommes de lettres. Il en résulte un patchwork flamboyant avec sa part d’ombres et de lumières. Manque d’unité ? Mais y-a-t-il une unité africaine en dehors des mots qui la désignent ?

L’Afrique ? 1 milliard d’habitants, 15 % de la population sur terre et moins de 5 % du PIB mondial ! De cet état la scénographie est un reflet. L’immensité du plateau est augmentée par le vide qui l’occupe et soulignée par le positionnement des comédiens souvent en bordure des coulisses, la chanteuse et l’instrumentiste perdus sur un petit banc en fond de scène coté jardin. À la marge d’une narration faite par d’autres? La voix, ample, superbe et magnifique, des chants venus à travers les siècles des siècles n’en sera que plus belle et plus saisissante. Et si la bande sonore parfois masque les textes et oblige le spectateur à tendre l’oreille c’est à l’image de la surdité relative et du refus d’entendre ce qui se murmure, se dit et se crie étouffé dans le fracas assourdissant du consumérisme européen. Un moment fort du spectacle, parmi tant d’autres, est celui au cours duquel émane une demande surgie du fond des souffrances et des douleurs mais aussi des joies, des espérances, des certitudes illuminées comme celle de Moïse Touré qui déclare «  Nous sommes tous habités par des fragments d’Afrique » C’est un appel aux peuples aficains à refuser de penser leur passé, leur présent et leur devenir dans les catégories pensantes de l’Occident. La neutralité conceptuelle est un leurre. Penser dans les termes du colonisateur c’est déjà s’y soumettre.

C’est la chorégraphie de Galotta qui occupe avec bonheur le centre du plateau. Elle revisite les codes traditionnels de danses venues du continent et met en scènes les problématiques actuelles qu’elles soient mondialistes, économiques ou sociales. Elles s’enroulent autour du questionnement lancinant et importé d’Occident en Afrique du rapport entre individualité et communauté. Du groupe des danseurs se détache parfois un élément qui esquisse une affirmation autonome puis revient vers le nid dont il est issu, de même que s’oppose alternativement l’uniformité des comportements d’un groupe genré face aux attitudes différenciées et personnalisées de l’autre.

2147 : c’est la date à laquelle un rapport de l’ONU prévoit que la pauvreté de l’Afrique aura diminué de moitié. On peut sourire à la précision de l’économiste qui a fait cette prédiction. On peut aussi rappeler la vieille plaisanterie selon laquelle Dieu a inventé les économistes pour que les météorologistes aient l’air moins bêtes. C’est contre cette prédiction et l’invitation implicite à ne rien faire à attendre que s’est construit le deuxième volet de 2147, le premier ayant été élaboré il y a un peu plus de dix ans. Et déjà se mêlaient, récits, danses, chants, musique, et théâtre dans un feu d’artifice pour dire que l’avenir n’était pas écrit et que les peuples d’Afrique, divers et multiples comme les langues qu’ils pratiquent, étaient porteurs de richesses et d’une façon d’être au monde salvatrice, et que nos mondes feraient bien de ne pas l’oublier.

Fort-de-France, le 15/04/2018

R.S.

2147, et si l’Afrique disparaissait ?

Avec : Charles Wattara, Paul Zoungrana, Rose-Esther Guignard, Richard Adossou, Ange Aoussou, Mamadou Diabaté, Ximena Figueroa, Djénéba et Fousco
Auteurs : Odile Sankara, Hubert Colas, Aristide Tarnagda, Jacques Serena, Alain Béhar, Fatou Sy
Conception et mise en scène : Moïse Touré
Assistante à la mise en scène : Bintou Sombié
Chorégraphie : Jean-Claude Gallotta
Assistant à la chorégraphie : Ximena Figueroa
Dramaturgie : Claude-Henri Buffard
Création sonore : Jean-Louis Imbert
Création musicale : Fousco et Djénéba, Rokia Traoré
Création lumière : Rémi Lamotte
Création vidéo : Pierre Nouvel
Scénographie : Léa Gadbois Lamer
Régie générale : Céline Fontaine
Costumes : Solène Fourt
Production : Les Inachevés, MC2 : Grenoble
Coproduction : Bonlieu Scène Nationale Annecy, Espace Malraux Scène Nationale de Chambéry et de la Savoie, La Filature – Mulhouse
Avec le soutien de : Fonds SACD Musique de Scène, du Jeune Théâtre National, de la Friche La Belle de Mai – Marseille – SPEDIDAM